Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/316

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Les trouverai-je tous ? Si… Ah ! les si… les car… les mais… se dressaient dans ma pensée, hérissés de maladies, d’accidents…, et je pleurais… et ma pauvre petite compagne pleurait aussi.

Nous voilà enfin en vue de Hombourg. Vingt minutes de tours de roue et nous entrerons dans la gare. Mais, comme si tous les gnomes et diables infernaux s’étaient concertés pour torturer ma patience, nous stoppons.

Toutes les têtes sortent des portières. Quoi ? Qu’y a-t-il ? Pourquoi ne marche-t-on pas ? — Un train en panne devant nous, un frein cassé. Il faut débarrasser la voie.

Je retombai dans la voiture, les dents et les poings serrés, cherchant dans l’air à distinguer les mauvais esprits qui s’acharnaient après moi ; puis, résolument, je fermai les yeux. Je murmurai quelque méchante injure contre les gnomes invisibles, et déclarai que, ne voulant plus souffrir, j’allais dormir.

Et je m’endormis profondément, car c’est un don précieux que Dieu m’a accordé : dormir quand je veux. Et dans les circonstances les plus effroyables, dans les moments les plus cruels, quand j’ai senti que ma raison allait dévoyer par suite de chocs trop forts ou trop douloureux, ma volonté a empoigné ma raison comme on tiendrait une mauvaise petite chienne qui veut mordre ; et la domptant, ma volonté lui a dit : « Assez ! demain tu reprendras tes souffrances, tes projets, tes inquiétudes, tes douleurs, tes angoisses. Aujourd’hui, c’est assez. Tu vas t’effondrer sous le poids de tant de secousses, et tu m’entraîneras avec toi. Je ne veux pas ! Nous allons oublier tout, pour tant d’heures, et dormir ensemble ! » Et je dormais. Ceci, je le jure !

Mlle Chesneau m’éveilla aussitôt le train en gare.