Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/320

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d’elles ? — je montrai le groupe restant — il y aura encore vingt francs. — Ça y est ! dit le brave garçon. Bonne journée ! ne fatiguez pas vos pattes, vous autres ! Je reviens tout de suite ! » Et, fouettant son maigre cheval, il nous emporta dans une course folle.

Les enfants roulaient. Je me cramponnais. Maman serrait les dents, ne disant mot, glissant sous ses longs cils un regard mécontent vers moi.

Arrivés à ma porte, le laitier arrêta sa bête si court, que j’ai cru que maman tombait sur la croupe du cheval. Nous descendîmes enfin, et la voiture repartit à fond de train.

Maman me bouda pendant une heure. Pauvre jolie maman. Ce n’était pas ma faute.


J’avais quitté Paris depuis onze jours. J’avais laissé une ville triste, mais de cette tristesse douloureuse résultant de grands malheurs inattendus. Nul n’osait lever le front, craignant d’être souffleté par le vent qui faisait flotter le drapeau allemand arboré là-bas, vers l’Arc de triomphe.

Je retrouvai Paris effervescent, grondeur. Les murs étaient placardés d’affiches multicolores. Toutes ces affiches contenaient les plus folles harangues. De belles et nobles pensées côtoyaient d’absurdes menaces. Les ouvriers se rendant au travail s’arrêtaient là, devant les placards. Un d’eux lisait tout haut, et la foule, grossissant, recommençait sa lecture.

Et tous ces êtres qui venaient de tant souffrir de cette abominable guerre trouvaient un écho dans ces appels à la vengeance. Ils étaient bien excusables, hélas ! Cette guerre avait creusé sous leurs pieds un gouffre de ruines et de deuils. La misère déguenillait les