Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/386

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descendre dans l’Enfer du Plogoff, c’est-à-dire : une grande ceinture à laquelle était attachée une forte corde. Je bouclai cette ceinture autour de ma taille, si mince alors (quarante-trois centimètres) qu’il fallut faire des trous supplémentaires pour arriver à la fermer.

Puis le gardien chaussa chacune de mes mains d’un sabot dont la semelle était bardée de gros clous sortant de deux centimètres. Je restai bouche bée à la vue de ces sabots et je demandai l’explication avant de vouloir les ganter. « Voilà, me dit le gardien Lucas : quand j’vas vous descendre, comme vous êtes plus fine qu’une arête, vous ballotterez dans la crevasse et vous risquerez de vous broyer les os ; tandis qu’avec vos sabots aux mains, vous vous défendrez contre les parois en étendant l’bras à droite... à gauche... selon qu’vous ballotterez... Je n’vous réponds pas qu’vous n’aurez pas quelqu’"gnions", mais ça, c’est votre faute ; c’est vous qui voulez y aller. Maintenant, écoutez bien, ma p’tite dame : quand vous s’rez en bas sur l’rocher du milieu, faites attention d’pas glisser, car c’est là qu’est l’plus dangereux. Si vous tombez dans l’eau, j ’tirerai la corde, ben sûr, mais j’réponds de rien. Dans c’maudit tourbillon d’eau, vous pouvez être prise entre deux pierres, et j’aurai beau tirer, j’casserai la corde, et c’est tout ! »

Puis l’homme devint pâle et, faisant le signe de la croix, il se pencha vers moi, murmurant d’une voix de rêve : « C’est les naufragés qui sont là sous les pierres, en bas. C’est eux qui dansent au clair de lune sur la plage des Trépassés. C’est eux qui mettent du goémon gras sur la petite roche, en bas, pour faire tomber les voyageurs qu’ils entraînent ensuite dans le fond de la mer. »