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« Nous jouions Phèdre et j’étais sifflée, huée, et mes rêves se réalisent toujours à l’envers… Donc, s’écria-t-il, nous aurons un immense succès ! »

Mais ce qui acheva de me mettre en belle humeur, c’est l’arrivée de ce brave Martel, qui jouait Théramène et qui n’avait pas achevé son nez pour venir plus vite, me croyant malade. La vue de ce visage gris, avec une grande barre de cire rose partant d’entre les deux sourcils, descendant et dépassant le nez d’un demi-centimètre, en laissant loin, là-haut, un bout de nez aux larges narines noires… ce visage était inénarrable ! Et le fou rire gagna tout le monde. Je savais bien que Martel se faisait un faux nez, car je l’avais vu, ce pauvre nez, changer de forme à la seconde représentation de Zaïre, sous la dépression tropicale de l’atmosphère ; mais je ne m’étais jamais rendu compte de combien il allongeait son nez. Cette apparition comico-macabre me rendit toute ma gaieté et, dès lors, toute la possession de mes moyens.

La soirée fut un long triomphe pour moi. Et la presse fut unanimement très élogieuse, sauf l’article de Paul de Saint-Victor qui, très lié avec une sœur de Rachel, ne pouvait admettre mon impertinente outrecuidance de me mesurer à la grande artiste disparue : ce sont ses propres paroles, dites à Girardin qui me les a répétées de suite.

Comme il se trompait, ce pauvre Saint-Victor ! Je n’avais jamais vu Rachel, mais j’avais le culte de son talent, car je n’étais entourée que de ses plus dévotieux admirateurs ; et ils ne songeaient guère à me comparer à leur idole.

Quelques jours après cette représentation de Phèdre, on nous fit la lecture de la nouvelle pièce de Bornier,