Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/50

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grand verger, du côté des enfants assistés. J’avais eu comme pénitence, pour je ne sais quel forfait, deux jours de retraite chez les enfants pauvres. On croyait me punir, et j’adorais cela. D’abord, on me regardait comme la Demoiselle ; et je donnais des sous pour qu’on m’apporte en cachette de la cassonade, ce qui était facile aux petites externes.

Nous étions à l’heure de la récréation. J’entendis des cris. Je me précipitai vers la mare d’où venaient les cris et je sautai dans l’eau sans réfléchir. Il y avait tellement de vase que nous nous embourbions ; seulement, la fillette avait quatre ans, elle était petite, petite, et disparaissait sans cesse. Moi, j’avais plus de dix ans. Enfin, je ne sais comment j’arrivai à la sortir de là. Sa bouche, son nez, ses oreilles, ses yeux, tout était plein de vase. Il paraît qu’on fut longtemps avant de la ranimer. Quant à moi, on m’emporta claquant des dents, nerveuse, et demi-pâmée.

J’eus un gros accès de fièvre, et ce fut mère Sainte-Sophie qui voulut me veiller.

Je l’entendis qui disait au médecin : « Cette enfant, monsieur le docteur, est ce que nous avons de meilleur ici. Elle sera parfaite quand elle aura reçu le Saint Chrême. » Ces paroles me frappèrent tellement qu’à partir de ce jour je devins mystique.

Douée d’une imagination très vive et d’une extrême sensibilité, la légende chrétienne me prit l’esprit et le cœur. Le Fils de Dieu devint mon culte, et la Mère des Sept-Douleurs mon idéal.