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Madame, dans cet horrible escalier. — Oui, fit-elle dans un soupir plein de regret : Dieu ne l’a pas voulu. » Puis, me regardant : « N’êtes-vous pas Madame Hessler ?

— Non, Madame. Je me nomme Sarah Bernhardt. » Elle recula, droite et le visage blanc, le front barré. Elle me lança d’une voix douloureuse, d’une voix morte : « Je suis la veuve Lincoln. »

Moi aussi, je reculai. Et une grande douleur s’empara de tout mon être, car je venais de rendre à cette malheureuse femme le seul service qu’il ne fallait pas lui rendre : la sauver de la mort. Son mari, le Président Lincoln, avait été assassiné par le comédien Booth, et c’était une comédienne qui l’empêchait de rejoindre le cher mort.

Je rentrai dans ma cabine et j’y restai enfermée deux jours, car je ne me sentais pas le courage de rencontrer cette figure si sympathique, à laquelle je n’aurais plus osé parler.


Le 22, nous fûmes bousculés par une abominable tempête de neige.

Je fus appelée en toute hâte par le capitaine Jouclas. Je passai une grande houppelande de fourrure et montai sur la passerelle. C’était assourdissant ! étourdissant ! féerique ! Le bruit des flocons durcis s’entrechoquant dans leur valse échevelée provoquée par le vent.

Le ciel s’était subitement obscurci par toute cette blancheur, qui tombait autour de nous en avalanches et qui fermait hermétiquement l’horizon. Je faisais face à la mer, et le capitaine Jouclas me fit remarquer qu’on n’y voyait pas à cent mètres devant nous. Je me retournai alors, et je vis le bateau blanc