Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/533

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jamais le regard attentif que lui jeta l’homme. Il avait certainement pris note exacte des traits du matelot. Et je fis le souhait fervent qu’il n’y eût pas de rencontre solitaire entre ces deux hommes.

Je me souviens, avec remords, de l’horrible dégoût qui s’empara de moi quand le docteur me passa l’enfant pour le laver. Cette petite chose sale, rouge, remuante et gluante était un être humain, une âme, allait être une pensée.

Le cœur me tournait. Et je n’ai jamais pu voir cet enfant, dont je devins la marraine, sans revivre cette première impression.

Quand la jeune maman fut endormie, je voulus rejoindre ma cabine, aidée du docteur ; mais la mer était si grosse que nous avancions avec peine à travers les ballots et les émigrants. Quelques êtres accroupis nous regardaient silencieusement tituber et virer comme des ivrognes.

J’étais irritée de me sentir regardée par ces yeux malveillants et gouailleurs. Un homme nous interpella : « Dites donc, docteur : l’eau de la mer ça grise autant que le vin ? Vous avez l’air, vous et votre dame, de deux « retour de noces » ! Une vieille femme se cramponna à moi : « Dites, Madame, est-ce qu’on va faire naufrage, que ça remue comme ça ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Alors, un grand diable roux et barbu s’avança vers la pauvre vieille et, la recouchant doucement : « Dors calme, la mère ; si on fait naufrage, je te jure qu’il y en aura plus de sauvés par ici que par là-haut. »

Puis, s’approchant de moi, il me dit d’un air plein de défi : « Les riches, les premières... à l’eau ! Les émigrants, les secondes... dans les canots ! » Et j’entendis un rire sournois, étouffé, qui sortait de partout : devant moi,