Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/545

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mes chères Guérard et Félicie. « Il y a encore du monde ? — Oh ! Madame, me dit Félicie, ils sont cent maintenant ! — Vite ! aide-moi à me dévêtir, et donne-moi une robe blanche. »

Ce fut fait en cinq minutes. Et je me sentais en joliesse de la tête aux pieds. J’entrai dans le salon où m’attendaient toutes ces personnes inconnues. Jarrett accourut au-devant de moi ; mais, me trouvant bien vêtue et de visage riant, il remit à plus tard le sermon qu’il voulait me faire.

Je veux présenter Jarrett à mes lecteurs, car cet homme fut un homme extraordinaire. Il avait alors soixante-cinq à soixante-dix ans. De taille élevée. Le visage du roi Agamemnon, couronné par une chevelure d’argent, la plus belle que j’aie jamais vue sur tête d’homme. Les yeux étaient d’un bleu si pâle que, lorsque la colère les fulgurait, il semblait aveugle. Quand il était au repos, calme et admirant la nature, son visage était vraiment beau ; mais quand la gaieté animait son esprit, sa lèvre supérieure, découvrant ses dents, se plissait dans un reniflement féroce ; et le rictus semblait se former par l’attirance des oreilles pointues qui se remuaient comme en éveil sur une proie.

Cet homme était terrible. Doué d’une intelligence supérieure, il avait dû dès l’enfance se battre avec la vie ; et il avait pris l’humanité en profond mépris. Ayant beaucoup souffert, il n’avait pas pitié de ceux qui souffraient, disant que tout être mâle était armé pour se défendre. Il plaignait les femmes sans les aimer ; mais il les secourait facilement.

Il était très riche et très économe, mais pas avare. Il me disait souvent : « Je me suis frayé un chemin das la vie à l’aide de deux armes, la probité et le revolver. En