Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/568

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avait prévu le coup, le retint par son collet, sans quoi il serait tombé rudement sur le pavé. Et c’était tout ce qu’il méritait.

Et voici ce que cet étrange personnage me débita : « A quelle heure allez-vous demain sur la baleine ? »

Je le regardai, ahurie. Il parlait parfaitement le français. « C’est un fou, dis-je tout bas à Jarrett. — Non, Madame, je ne suis pas fou, mais je voudrais savoir à quelle heure, demain matin, vous irez sur la baleine. Peut-être vaudrait-il mieux y aller ce soir même, car on craint qu’elle ne meure cette nuit, et ce serait vraiment dommage si vous ne pouviez lui rendre visite pendant qu’elle respire encore. »

Il parlait. Et, tout en parlant, il s’était à moitié assis près de Jarrett qui le tenait toujours par le collet, craignant qu’il ne tombât hors de la voiture.

« Mais, Monsieur, m’écriai-je. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de baleine ? — Ah ! Madame, c’est admirable ! Elle est énorme ! Elle est dans le bassin ! Des hommes sont employés jour et nuit à casser la glace autour d’elle ! »

Puis, tout à coup, dressé sur le marchepied de la voiture, il se cramponna au cocher : « Arrêtez ! arrêtez donc ! Hé ! hé ! Henri ! venez ici ! Tenez, Madame, le voilà ! »

La voiture s’était arrêtée. Et, sans plus de façons, il sauta à bas et poussa dans mon landau un petit homme, carré de partout, les yeux cachés sous un épais bonnet de fourrure, un énorme diamant à sa cravate, le plus étrange type d’ancien Yankee. Il ne disait pas un mot de français, mais il s’installa, très à son aise, près de Jarrett, tandis que le reporter restait toujours moitié assis, moitié suspendu.