Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/603

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dien qui avait découvert le colosse caché sous le train, Abbey et moi l’avions si largement récompensé qu’il s’était grisé et qu’il venait à tout propos me baiser la main en pleurant des larmes d’ivrogne, et il répétait sans cesse : « J’ai sauvé la Française ! je suis un gentleman ! »

Enfin, nous approchions de la Petite-Montée. La nuit était venue, et le chauffeur voulut filer à toute vapeur ; mais nous n’avions pas fait cinq milles que des pétards éclataient sous les roues et il fallut bien ralentir. Quel était le danger nouveau qui nous menaçait ? L’anxiété nous gagna. Les femmes devenaient nerveuses. Quelques-unes pleuraient. Nous marchions lentement, fouillant la nuit, essayant de deviner, dans la lumière d’un pétard, la silhouette d’un homme, de plusieurs hommes.

Abbey pensait qu’il fallait marcher quand même, à toute vitesse, parce que, disait-il, ces pétards avaient été placés là par les bandits qui, prévoyant que le colosse ne pourrait peut-être pas décrocher le wagon, essayaient par un autre moyen d’arrêter le train.

Le mécanicien refusait de marcher, disant que c’était bien là les signaux de l’administration, et qu’il ne pouvait risquer la vie de tout le monde pour une supposition.

Il était dans le vrai, cet homme ; il était du reste très brave. « Nous aurons toujours raison, disait-il, d’une poignée de drôles, et je ne puis répondre de la vie de personne dans un déraillement, un choc ou une culbute dans un précipice.

Nous marchions lentement. On avait tout éteint dans le car, afin que nous puissions voir, nous, autant que possible sans être vus. On avait caché le plus possible la vérité aux artistes, sauf trois hommes que