Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/610

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sang courait rapide dans mes veines. Les heures poussaient lentement les heures qui sonnaient dans le lointain : l'heure est morte ! vive l’heure ! Et j’entendais un bruit vague, étouffé, de pas, de chuchotements, de bois qui craque sourdement. Je ne me rendis compte de ce qu’étaient ces bruits étranges et mystérieux que lorsque l’aube me permit d’apercevoir l’échafaud dressé.

Un homme vint éteindre les réverbères qui éclairaient la petite place de la Roquette. Un ciel anémique étendit sa pâle lumière au-dessus de nous. La foule s’était peu à peu amassée, mais restait en groupe compact. Les rues étaient barrées. De temps en temps, un homme indifférent et pressé écartait la foule, présentait une carte à un officier de paix, et disparaissait sous le porche de la prison. C’était un journaliste. J’en comptai plus de dix. Puis, tout à coup, les gardes de Paris, doublés pour la circonstance, car on craignait un coup de main des anarchistes, se rangèrent le long du triste piédestal.

Sur un signal, les sabres furent mis au clair et la porte de la prison s’ouvrit. Vaillant parut, pâle, énergique et brave. Il cria d’une voix mâle et assurée : « Vive l’anarchie ! » Pas un cri ne répondit au sien. Il fut saisi, renversé sur la planche. Le couperet tomba avec un bruit ouaté. Le corps bascula. En une seconde l’échafaud fut démoli, la place balayée, les rues débarrées ; et la foule se rua sur la place, regardant par terre, cherchant une goutte de sang introuvable, humant, le nez en l’air, l’odeur du drame qui venait de se dérouler.

Des femmes, des enfants, des hommes âgés, tout cela grouillait sur cette petite place où venait d’expirer un homme dans la plus angoissante des agonies. Un