Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/613

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mettre à La Nouvelle-Orléans dans une ou deux heures, risque de s’effondrer sous la poussée furieuse de l’eau. Vous entendez la tempête de vent qui vient de s’élever ? Si nous retournons en arrière, nous en avons pour trois ou quatre jours. »

Je bondis. « Comment ? Trois ou quatre jours ? Et il va falloir retourner dans les neiges ? Ah ! non ! non ! du soleil ! du soleil ! Mais pourquoi ne peut-on pas passer ? Oh ! mon Dieu ! Qu’est-ce que nous allons faire ? — Eh bien, voici : le chauffeur est là ; il pense qu’il peut encore passer ; mais il vient de se marier, et il veut bien tenter le passage à la condition que vous donniez deux mille cinq cents dollars (12,500 francs), qu’il va de suite envoyer à Mobile où demeurent son père et sa femme. Si nous arrivons de l’autre côté, il nous rendra cet argent, sinon, il reste acquis à sa famille. »

J’avoue que j’étais stupéfaite d’admiration pour ce brave homme. Sa folie m’exalta, et je m’écriai : v Oui, oui, donnez-lui les douze mille cinq cents francs et passons ! »

J’ai déjà dit que je voyageais généralement en train spécial. Mon train ne se composait donc que de trois voitures et de la machine. Je ne doutais pas un seul instant de la réussite de cette criminelle folie, et je ne prévins personne, si ce n’est ma sœur, ma chère Guérard, mon fidèle ménage : Claude et Félicie. Le comédien Angelo, qui couchait dans la cabine de Jarrett pendant ce voyage, sut de suite ce qu’il en était, mais il était brave et avait foi dans mon étoile.

L’argent fut remis au chauffeur-mécanicien, qui l’envoya séance tenante à Mobile. J’eus seulement, au moment de partir, la vision de la responsabilité que