Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/626

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aboutissait à un énorme champ s’étendant à perte de vue. Là, gisaient partout des rails que des hommes polissaient, limaient, etc...

Mais j’en avais assez. Je demandai à me reposer. Et nous fûmes tous trois vers la maison d’habitation. Des valets en grande tenue ouvraient les portes, prenant nos fourrures, marchant sur la pointe des pieds. Partout le silence. Pourquoi ? C’était incompréhensible.

Le frère de mon ami parlait à peine, et si bas qu’il était difficile de le comprendre. Et je remarquai que lorsque nous lui faisions une question en mimant, et qu’il nous fallait tendre l’oreille pour entendre la réponse, je remarquai qu’un imperceptible sourire éclairait son visage de pierre. Je compris, un instant après, que cet homme avait en haine l’humanité, et qu’il se vengeait, à sa façon, de son infirmité.

Un lunch avait été préparé dans la serre d’hiver : un coin magique de verdure et de fleurs. Nous n’avions pas pris place autour de la table que le chant de mille oiseaux éclatait en fanfare ; et partout, sous les larges feuilles, d’invisibles réseaux tenaient prisonniers des familles de canaris. Il y en avait en l’air, en bas, sous ma chaise, au-dessus de la table, derrière moi, partout !

Je voulus dominer ce tapage aigu : je secouai ma serviette, je parlai fort ; mais la gent plumée se mit à chanter à tue-tête. Et je vis le sourd qui, la figure illuminée, le corps renversé dans son rocking-chair, éclatait d’un rire méchant et rancunier. À ce moment où la colère allait me dominer, une grande indulgence me prit pour cet homme, dont la vengeance me parut aussi attendrissante que puérile. Prenant bravement mon parti de la méchanceté de mon hôte et aidée de son