Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/634

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Arrivés sur la rive canadienne, il nous faut descendre sous terre et nous affubler de vêtements de caoutchouc jaunes ou noirs. Nous ressemblions à des marins courtauds et lourds, ayant endossé pour la première fois l’abominable suroit.

Deux larges cabanons donnent asile, l’un aux femmes, l’autre aux hommes. Tout le monde se déshabille, plus ou moins dans le tohu-bohu ; on fait un petit paquet de ses hardes, qu’on remet soigneusement à la gardienne ; le capuchon de caoutchouc serré sous le menton, les cheveux cachés, l’énorme blouse trop large qui vous enveloppe le corps, les pieds dans des bottines fourrées ayant des semelles éperonnées pour ne pas se casser les jambes et la tête… j’oubliais l’immense culotte en caoutchouc avec le fond à la zouave : tout cela fait de la femme la plus jolie, la plus svelte… un ours énorme, empêtré et gauche. Un gourdin dans la main, avec le bout ferré, complète le gracieux ensemble de ce costume.

Moi, j’étais plus ridicule que les autres, car je n’avais pas voulu cacher mes cheveux, et j’avais prétentieusement piqué quelques roses sur ma poitrine de caoutchouc. Puis j’avais serré les plis de ma blouse sous ma grosse ceinture d’argent.

En me voyant, des femmes s’extasièrent. « Oh ! qu’elle est jolie comme ça ! Il n’y a qu’elle pour avoir du chic, quand même ! » Et des hommes baisèrent galamment ma patte d’ours, se courbant bas et disant à mi-voix : « Toujours et quand même la reine, la fée, la déesse, la divine, etc., etc. »

Et je ronronnais, contente, lorsqu’en passant devant le comptoir de la demoiselle donnant les tickets, je m’aperçus dans la glace, énorme et ridiculisée par la