Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/642

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salut d’usage, les deux bateaux continuèrent Jour route.

Le jeune malheureux fut amené près du commandant. Je me retirai et priai le commissaire de venir me raconter la raison de ce débarquement et embarquement, si la chose n’exigeait pas le secret. Ce fut le commandant qui vint lui-même.

C’était un pauvre jeune artiste graveur sur bois, qui s’était glissé dans un paquebot partant pour New-York, n’ayant pas un sou pour payer son passage, même au prix des émigrants. Il avait espéré passer inaperçu, se cachant sous les ballots de haillons. La maladie l’avait trahi. Grelottant de fièvre, il avait, dans son sommeil, parlé tout haut, prononcé des paroles incohérentes. Transporté à l’infirmerie, le pauvre artiste avait tout avoué.

Le commandant me promit de lui faire accepter ce que je lui envoyais pour payer son voyage en Amérique. L’histoire s’étant répandue, d’autres passagers firent une collectif et le jeune graveur se trouva à la tête de douze cents francs. Il vint trois jours après m’apporter un petit coffret de bois, fabriqué et ciselé par lui.

Ce petit coffret est presque plein de pétales de fleurs : car chaque année, le 7 mai, je recevais un petit bouquet accompagné de ces deux mots, toujours les mêmes : « Reconnaissance et dévouement ». J’effeuillais le bouquet dans le petit coffret. Depuis sept ans, je n’ai rien reçu. Est-ce l’oubli, ou la mort, qui a arrêté le joli geste de l’artiste ? Je ne sais. Mais la vue de ce coffret me laisse toujours une vague tristesse, car l’oubli et la mort sont les compagnons les plus fidèles de l’être humain. L’oubli s’installe dans notre cerveau, dans