Page:Bertrand - D’Alembert, 1889.djvu/201

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terrible ; l’amour n’a presque fait que le malheur de M. d’Alembert, et les chagrins qu’il lui a causés l’ont dégoûté longtemps des hommes, de la vie et de l’étude même. Après avoir consumé ses premières années dans la méditation et le travail, il a vu, comme le sage, le néant des connaissances humaines ; il a senti qu’elles ne pouvaient occuper son cœur et s’est écrié avec l’Aminte du Tasse : « J’ai perdu tout le temps que j’ai passé sans aimer. » Mais comme il ne prenait pas aisément de l’amour, il ne se persuadait pas aisément qu’on en eût pour lui ; une résistance trop longue le rebutait, non par l’offense qu’elle faisait à son amour-propre, mais parce que la simplicité et la candeur de son âme ne lui permettaient pas de croire qu’une résistance soutenue ne fût qu’apparente. Son âme a besoin d’être remplie et non pas tourmentée ; il ne lui faut que des émotions douces ; les secousses l’usent et l’amortissent.


PORTRAIT DE MADEMOISELLE DE LESPINASSE
PAR D’ALEMBERT, ADRESSÉ À ELLE-MÊME EN 1771


Le temps et l’habitude, qui dénaturent tout, mademoiselle, qui détruisent nos opinions et nos illusions, qui anéantissent ou affaiblissent l’amour même, ne peuvent rien sur le sentiment que j’ai pour vous et que vous m’avez inspiré depuis dix-sept ans : ce sentiment se fortifie de plus en plus par la connais-