Page:Binet - L’étude expérimentale de l’intelligence.djvu/114

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que dire. » À propos d’un autre exemple elle dit, parlant du sentiment de la négation, qui précède chez elle la négation verbale : « Ce sentiment assez vague, mais dont je suis sûre, c’est une pensée sans mots. »

Autre exemple encore : — D. Quand auras-tu 22 ans ? — R. Dans dix ans. D. —Épluche cette réponse. — R. D’abord il y a la question qu’il a fallu que je comprenne. Puis il a fallu que je calcule. Puis j’ai eu le sentiment qu’il fallait que je réponde dans dix ans. (Après réflexion) la pensée, je ne m’en rends pas compte, mais je me rends compte de ce qu’elle me fait éprouver ». Je suis bien certain de n’avoir fait aucune suggestion, n’ayant sur cette question délicate de la pensée sans paroles aucune idée préconçue. De ces conversations, il semblerait résulter que la pensée sans paroles est connue comme un sentiment, et on se rend compte surtout qu’on l’éprouve, beaucoup plus qu’on ne sait ce qu’elle est.

Je suppose que le mot, comme l’image sensorielle, donne de la précision à ce sentiment de pensée, qui sans ces deux secours, celui du mot et celui de l’image, resterait bien vague.

Je suppose même que c’est le mot et l’image qui contribuent le plus à nous en donner conscience ; la pensée est un acte inconscient de l’esprit, qui, pour devenir pleinement conscient, a besoin de mots et d’images. Mais quelque peine que nous ayons à nous représenter une pensée sans le secours des mots et des images — et c’est pour cette raison seulement que je la dis inconsciente — elle n’en existe pas moins, elle constitue, si l’on veut la définir par sa fonction, une force directrice, organisatrice, que je comparerais volontiers — ce n’est probablement qu’une métaphore — à la force vitale, qui, dirigeant les propriétés physico-chimiques, modèle la forme des êtres et conduit leur évolution, en travailleur invisible dont nous ne voyons que l’œuvre matérielle.