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ET CRITIQUE

pas écrite « en récompense » de l’Elegia, celle-ci ayant été vraisemblablement composée en décembre 1552.

On sait par une lettre latine de L’Hospital à Jean de Morel du 1er  décembre 1552, publiée par P. de Nolhac (Rev. d’Hist litt., 1899, pp. 351 à 356), quelle ingénieuse diplomatie L’Hospital a déployée pour amener Ronsard à faire la paix avec Mellin de Saint-Gelais et Lancelot Carle, évêque de Riez : L’Hospital, qui est avec la Cour à Fontainebleau, charge son ami Morel d’intervenir auprès de Ronsard pour lui faire entendre que ses adversaires sont prêts à capituler ; qu’il y va de son intérêt de ne pas repousser leurs avances, de cesser ses invectives, et même de leur adresser à l’occasion du 1er  janvier quelques vers d’« estrennes » qui témoignent de sa bienveillance à leur égard ; qu’enfin il évite dans ces vers les nouveautés bizarres (abstineat novis et insolitis), qui ont provoqué leurs critiques. L’Hospital demande encore à Morel de lui répondre de telle façon qu’il puisse montrer sa lettre à Carle, et il lui donne le canevas de cette réponse : « Vous direz qu’ayant parlé à Ronsard vous avez appris de sa bouche qu’il n’a soupçonné personne, ni l’évêque de Riez ni d’autres ; qu’il pense avoir leurs sympathies, n’ayant pas voulu les offenser ; que, s’il a des envieux qui le desservent auprès du roi, il ne veut avoir d’autres patrons et défenseurs que les deux hommes, auxquels il est lié, sinon par un commerce d’intime amitié, du moins par la communauté des goûts littéraires... » — Il ressort de cet important document que L’Hospital élabora en détail un plan de réconciliation, et cela à l’insu de notre poète (car un post-scriptum recommande à Morel de ne montrer la lettre de L’Hospital à personne, pas même à Ronsard). Ce plan réussit et eut pour résultat, entre autres, d’amener Ronsard à modifier sa manière dans le sens de la simplicité Marotique : les Folastries d’abord (1553) le 2e Bocage et les Meslanges ensuite (1554), enfin la Continuation et la Nouvelle Continuation des Amours (1555 et 56) en sont la meilleure preuve (v. ma thèse sur Ronsard p. lyr., première partie, chap. ii et iii).

Or Mlle Evers pense (op. cit. p. 170) que l’Elegia de L’Hospital fut probablement écrite peu après la lettre à Morel, pour les raisons suivantes : 1° Les deux pièces donnent à Ronsard le même conseil, celui de changer son style, mais dans la lettre à Morel il est présenté comme tout à fait nouveau, et L’Hospital n’y fait pas la moindre allusion à l’Elegia, qu’il n’aurait pas manqué de montrer à Morel si elle avait été écrite avant la lettre. 2° Si Ronsard avait déjà connu l’opinion de L’Hospital par le moyen de l’Elegia, il n’y aurait pas eu besoin de la lui présenter avec tant de mystère par l’intermédiaire de Morel. L’Elegia fut donc écrite après la lettre pour corroborer et enfoncer profondément les idées déjà suggérées à Ronsard par Morel.

Cette argumentation me semble plus spécieuse que solide. D’abord l’Elegia a très bien pu être écrite avant la lettre à Morel, surtout deux ans avant, dans la seconde moitié de 1550, sans que L’Hospital en reparlât dans une lettre de décembre 1552. — En outre, si L’Hospital procède avec mystère dans sa lettre, c’est plus encore à l’égard de Saint-Gelais et de Carle qu’à l’égard de Ronsard, et bien plus pour