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Robin et Marion, par Francisque Michel (Théâtre français au moyen âge). On y regrette quelque mots d’un réalisme trop cru ; mais la comparaison fait assez voir que rien n’était alors plus commun dans ce genre de poésies. Sans être toujours fort édifiant, le jeu-parti avait plus de délicatesse : il en avait surtout chez Berneville. Tel est celui où il constitue Amour même comme son antagoniste, et la comtesse de Flandre et le châtelain de Beaumès comme juges de la galante dispute. Cette comtesse de Flandre était peut-être la dame de Courtrai, veuve de Guillaume de Dampierre, nommé comte de Flandre, par Marie de France, Gauthier de Belleperche et tant d’autres poëtes que ce prince protégeait.

Outre la dame de Courtrai, Gilebert, oubliant la discrétion de ses confrères en gaie science, cite encore une dame de Gosnai, une dame de Longpré et surtout une Béatrice d’Audenarde. Sont-ce là autant de maîtresses, ou seulement de nobles personnes qui aimaient à recevoir ses hommages poétiques ? On ne saurait le dire. Il est vrai qu’en sa cinquième chanson, il se plaint qu’il est hors d’amours pour avoir été loyal, et que :

          Nus ne se puet avencer
          En amors, que par mentir.

Il ajoute que sa dame, après lui avoir octrové le don d’amoureuse merci, l’en gaba plus tard. Il appelle la vengeance divine sur cette amante déloyale. Mais la question se complique davantage, si l’on prend au pied de la lettre tout ce qu’on trouve dans sa chanson : « J’ai sovent d’amour chanté. » C’est la septième du recueil consulté par Fauchet. On y lit une profession de foi qui rappelle trop celle de don Juan : « Cens qui sont faibles et craintifs sont bientôt subjugués par une épouse. Moi, je n’en serai que plus vif et plus gai ; et si l’on m’a marié, je n’en dirigerai pas moins toutes mes pensées vers la belle Béatrix. »

Ce nom, qui sert ici de refrain, se rapporte-t-il ironiquement ou sérieusement, à quelqu’une des dames qui fréquentaient les joyeuses salles de Louvain, de Courtrai, de Lille ou d’Audenarde ? On est d’autant plus embarrassé que ce xiiie siècle peut être appelé le siècle des Béatrix[1] et notamment de celle du Dante. L’amie de Berneville est comparée à l’étoile polaire qui guide les navigateurs :

Cele que j’aim est tant de bontéé pleine,
Qu’il m’est avis que la doi comperer
A l’estoile qu’on claime tremontaine
Dont la bonté ne puet onques fauser.

Le deuxième couplet déclare que cette très-bonne et sage ne donne que de bons enseignements. Un jour, cette Béatrice le mit sous les verrous et ne lui rendit la liberté qu’au prix d’une chanson nouvelle. Il y raconte agréablement comment le nom même de Béatrice d’Audenarde lui fut un talisman pour trouver sur-le-champ quatre couplets proprement rimés et ajustés sur un air convenable. Par suite de quelques médisances de losengiers, il fut obligé de quitter Béatrice : il lui envoya des chansons pour ne pas perdre son amour. Une surtout est des plus gracieuses ; elle raconte que le trouvère fut sur le point de mourir de regret et de désespoir : « Jamais je n’ai chante si troublé. L’amour et la douce folie, où je fus toujours si sincère, m’ont mis à la mort, il m’en coûte cher, et le mal qui m’accable fait désespérer de ma vie. La mort est là sur le seuil, qui m’appelle. » C’est le refrain :

          Quar la mort est au degré,
               Qui me deffie.

« Ne blâmez pas la tristesse de mes chants ; j’ai perdu celle qui faisait ma force, et ma dame ne sait pas que son absence m’a livré à la mort. Grâce, ô mon Dieu, pour elle ! Pardonnez-lui, je vous prie, les plaisirs qu’elle goûte si loin de moi, tandis que la mort est là sur le seuil, qui m’appelle. »

Un autre jour il avait désespère, même de l’amour ; il avait déclaré se repentir d’avoir jamais aimé. Mais ee n’était qu’un jeu de dépit amoureux, plein de grâce et de piquant ; il fut plus heureux, bientôt, de chanter la palinodie. Il faut citer tout un couplet, pour justifier les éloges qu’on prodigue à ce trouvère :

Merci, amors ! car j’ai vers vos mespris
Com déloiaus parjure foi-menti,

  1. Béatrice de Flandres, fille de Guy, épousa en 1256, par l’intervention de Henri III, Florent V de Hollande.