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l’amour, si puissant au moyen âge, parlait aux esprits les plus sérieux et les plus occupés. D’ailleurs, avec la mobilité naturelle à ces temps de fièvre juvénile, on passait rapidement de l’emportement le plus hostile à l’affection la plus ardente. C’est ainsi que la veuve de Henri le Large, comte de Champagne, Marie de Erance, belle encore à quarante ans, s’attira successivement les hommages de Philippe d’Alsace et de Quenes de Béthune. La galanterie chevaleresque faisait taire les haines féodales.

Ce fut le jeune vassal qui fut le mieux et le plus longtemps écouté. Dans ses vers charmants et courtois, il commença par implorer pitié, à défaut d’amour, et il trouvait les formes les plus avenantes pour déclarer qu’il était fins amans, ce qui voulait dire : loyal, soumis et discret. Bientôt pourtant ses chansons devinrent plus hardies : il était arrivé sur cette pente si glissante de la galanterie. C’était, d’ailleurs, une époque d’exubérance et d’ivresse : en 1180, Huges d’Oisy fondait l’abbaye de Cantimpré en même temps qu’il chantait le Tournois des Dames où figurait la comtesse de Champagne.

Mais un jour la coquette comtesse, digne fille d’Aliénor de Guyenne, voulut jouir de tout son triomphe ; elle vanta si bien son servant d’amour, et comme poëte et comme musicien, qu’il fut invité à se faire entendre devant le roi. Soit dépit, soit préjugé, la reine-mère, la caustique Champenoise, donna le signal de la désapprobation : tout le monde l’imita, jusqu’à, sa spirituelle belle-soeur, Marie de France, qui en d’autres rencontres, comme régente de Champagne et comme protectrice des poëtes, avait donné tant de preuves de sens et de justice. Il est vrai que depuis quelque temps une réaction habilement ourdie avait ôté la faveur royale aux Flamands pour la rendre momentanément aux Champenois. Pour certaines femmes, le vaincu a toujours tort. Quenes se vengea en poëte, comme on peut le voir dans une de ses plus piquantes chansons, celle qui contient déjà la citation proverbiale des Anes de Pontoise, plus anciens encore que ceux de Beaune :

Moult me semont Amours que je m’envoise,
Quant je plus dois de chanter estre cois,
Mais j’ai plus grand talent que je me coise :
Por çou, j’ai mis mon chanter en défois.
Que mon langage ont blasmé li François,
Et mes chansons, oyant les Champenois,
Et la Contesse encoir, dont plus me poise.
 
La Roïne ne fit pas que courtoise
Que me resprist, elle et ses fiex li rois ;
Encoir ne soit ma parole françoise,
Si la puet-on bien entendre en françois.
Ne cil ne sont bien appris ne cortois
Qui m’ont reprist, se j’ai dit mot d’Artois,
Car je ne fus pas norriz à Pontoise.

C’est à peu près dans le même esprit que Jehan Dupin, trouvère cambrésien, disait au xive siècle :

Si n’ai pas langue de françois,
De la duché de Bourbonnois,
Fut mon lieu et ma nourriture.

A la fin du narquois manifeste d’autonomie littéraire de Quenes, venait une catégorique déclaration d’amour. Elle arrivait trop tard : la fière comtesse de Champagne ne pouvait plus aimer le poëte qu’on raillait à Paris. Elle dissimula toutefois son désappointement. Des protestations de tendre courtoisie dupèrent longtemps un amant trop naïf. Il en était là, lorsqu’en 1188, à la nouvelle des succès de Salah-Eddin, en Palestine, on prêcha un nouvel appel aux armes chez les chrétiens de l’Occident. Quenes dut être un des premiers à prendre la croix. Ce fut l’exemple de son père et de ses frères aînés, plus encore que celui de son seigneur, Philippe d’Alsace, qui le décida. Il est possible, comme le conjecture M. Paulin Paris, que la comtesse Marie, qui envoyait son fils, Henri II, outre-mer, ait voulu se donner de plus la gloire d’avoir exhorté à l’héroïque pèlerinage le plus candide de ses adorateurs. Mais à vrai dire, pour faire son devoir de chevalier chrétien, un Béthune n’avait besoin que de lui-même. Et puis, cette comtesse pouvait-elle prêcher avec beaucoup d’onction, elle qui devait, en 1192, permettre aux Juifs de Brie-Comte-Robert de couronner d’épines et de fustiger un chrétien ?

Quoi qu’il en soit, ce fut au milieu des préparatifs du grand voyage que notre poëte découvrit, la perfidie de la dame de ses pensées. L’indignation l’inspira à