Page:Biographie nationale de Belgique - Tome 2.djvu/194

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merveille ; un heureux mélange de sensibilité et de malice, de courtoisie et d’énergie, lui fit trouver ses meilleurs vers :

Tel blame amors qui en toute sa vie
Léaus amor ne boue ne connut,
Et tel i a qui cuide avoir amie
Bone et léaus, qui onques ne la fut.

C’est ici qu’il convient de rappeler l’enthousiaste appréciation de Charles Nodier : « Je suis encore en doute, disait-il, le 10 décembre 1833 (feuilleton du Temps), de savoir si les hommes en ont parlé une seule (langue) qui fut plus souple et plus franche, plus énergique et plus gracieuse, et si la lyre antique a jamais accompagné des chants plus doux, tranchons le mot, que ceux d’Audefroi le Bâtard et de Quenes de Béthune. »

Les confidences d’amour qu’il adresse au comte de Guelle (de Gueldre ?) ont une mâle et suave harmonie. Mais en ce xiie siècle qui fut si musical, cette musique de la parole émue ne parvint pas à faire pardonner le scandale des accusations. Cette fois, en effet, ce n’était pas un moine atrabilaire, tel que Guyot de Provins, ni un gabeur aussi effronte que Renart, c’était le plus élégant des chanteurs-chevaliers qui médisait de la vertu des dames :

Mainte en i a çainte d’une corroie,
Qui lor ami ne font fors de guiller.

A Béthune même, où ses chansons étaient recherchées, on lui reprocha d’avoir « chanté des dames laidement. » On dit qu’une cour d’amour s’en émut, et que Quenes dut faire amende honorable. Mais, à bien déchiffrer les textes, on reconnaît que la défense du trouvère, toujours plus vive et plus mordante, ne faisait qu’aggraver l’accusation en la précisant. La dame pour laquelle il s’était compromis à propos d’une lettre et d’un anneau et pour laquelle il déclarait avoir voulu jadis donner sa part de paradis, il allait jusqu’à l’appeler l’abbesse de S’offre-à-tous. Il faisait sans doute allusion à l’aventure de la comtesse avec le trouvère champenois Auboins de Sézanne. A lui aussi elle avait dit : « Quant ireis-vous outre mer ? » Quenes la punit plus cruellement encore s’il est vrai, comme on l’a dit, que les femmes aiment mieux qu’on médise de leur vertu que de leur esprit ou de leur beauté. Avec le ton du fier Corneille disant à la Duparc : « Marquise, si mon visage, etc.. » il disait à la fantasque comtesse, trop enivrée de l’encens qu’on lui prodiguait encore :

On n’aime pas dame por parenté
Ains quant ele est bele, courtoise et sage ;
Vos en saurez, par tens, la vérité.

C’était la conclusion d’un conte plein de malice et d’envoiseure. Certaine dame, après avoir repoussé un chevalier, se trouve bientôt trop heureuse de le rappeler. Mais à son tour, il fait le dédaigneux et il lui démontre, en la persifflant, combien la fleur de beauté peut être éphémère. Ailleurs Quenes se vante d’avoir enfin remplacé cette passion par un amour sans « orgueil ne faintise, » l’amour de Dieu. Il chanta donc la troisième croisade, et, tout en rappelant de loin en loin par quelques mots fiévreux une ardeur mal éteinte, il trouva des accents dignes de la noble entreprise : « Dieu, s’écriait-il, est assiégé en son saint héritage : honnis seront ceux qui refuseront de partir. » Puis, se tournant vers les gens d’armes enrôlés par les chevaliers bannerets ou entretenus par les bourgeois et les clercs, il leur reprochait amèrement leurs brutales convoitises :

Et que porront dire, si ennemi,
Là où li saint trembleront de doutance
Devant celui qui onques ne mentit ?

Avec une éloquence non moins vengeresse, il disait : « Notre Seigneur est déjà vengé des hauts barons qui lui ont refusé leur secours. Puisse-t-il encore les abaisser, car ils sont les plus vils que j’aie encore vus. Maudits soient ces barons ! semblables à l’oiseau qui souille son nid, il en est peu d’entre eux qui n’aient déshonoré leurs domaines autant qu’ils en avaient le pouvoir. »

Ce sirventois fougueux comme un sirvente du troubadour contemporain, Bertrand de Born, fut assez mal accueilli par quelques amis de Quenes, qui s’y trouvaient trop durement désignés.

Il partit en 1190 pour la Palestine, et là encore ses vers secondèrent les pré-