Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/140

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liberté. Le Père céleste leur rompt lui-même le pain quotidien de la félicité surnaturelle, dans l’exacte proportion de leur détachement de toutes les autres félicités, et c’est de bouche à oreille que l’Esprit leur communique les révélations du grand amour. La Vie mystique est, ici, de plain-pied avec l’autre vie, et ces blanches âmes passent de l’une dans l’autre, tour à tour, comme de fidèles et diligentes ménagères dans les divers appartements d’un maître adoré.

L’esprit de la Chartreuse est contemporain des Catacombes, et la Chartreuse est, elle-même, la grande catacombe moderne, plus enfouie et plus cachée que celles des martyrs. Mais c’est une catacombe dans les cieux !… Au loin, roulent les chars des triomphateurs du monde et le tumulte insensé des acclamations populaires ; les nations affolées courent comme les fleuves sous les arches colossales du pont aux ânes de la Désobéissance universelle, et tous ces bruits éclatants de la gloire humaine, toutes ces fanfares de la bagatelle victorieuse, s’évanouissant et s’abolissant à travers les épaisseurs de ce sol qui doit tout engloutir demain, arrivent aux oreilles de ces contemplateurs de la Vie, comme une imperceptible trépidation de la terre dans le silence de ses profondeurs.

— Voyez, disait le père à Marchenoir, en le reconduisant dans sa chambre, voyez ce que fait un marchand qui a des comptes à dresser, où il y va de tout son bien et de toute sa fortune. Il s’enferme dans son cabinet sans consentir à recevoir de visite de personne. Il dit qu’on lui rompt la tête si quelqu’un de sa famille approche pour lui parler de quelque autre affaire… Nous sommes des marchands entre