Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/192

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il se souvenait, maintenant, d’avoir espéré, quand même, et d’avoir dilaté son rêve imprécis dans le frisson de semblables aurores.

Ici, sur ce banc du boulevard Saint-Germain, devant Cluny, il s’était assis, une fois, au petit jour, il y avait bien vingt ans ! Il n’avait plus la force de marcher et, d’ailleurs, il était arrivé, n’allant nulle part. Il assignait le soleil à comparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pas dormir, pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu’un être plus triste encore était venu s’asseoir à côté de lui. C’était une fille errante, épuisée d’une recherche vaine et sur le point de rentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelque endroit, le déplorable cœur sans tige de cette flétrie, qui voulut savoir ce qu’il était et ce qu’il faisait là.

— Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suis qu’une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pour quelques heures, je couche avec tout le monde pour de l’argent, c’est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je ne veux pas vous laisser sur ce banc.

Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journée et il n’avait jamais pu revoir sa samaritaine. C’était un des souvenirs qui attendrissaient le plus Marchenoir.

De Cluny à l’Observatoire, en remontant le boulevard Saint-Michel, il retrouvait ainsi, à chaque pas, d’indélébiles impressions, car c’était ce quartier qu’il avait le plus souvent parcouru dans les sinistres croisières nocturnes de son adolescence. Quand il fut arrivé au carrefour et presqu’à l’entrée de la rue