Page:Bloy - Sueur de sang.djvu/219

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La seule de ses mains qui fut intacte valait, je crois, plusieurs mains et paraissait se multiplier. Inapte aux diverses manœuvres du fusil, il était néanmoins le premier du monde pour piquer ou pour assommer.

Alors, sa macabre gueule se déployait en une sorte de rire qui n’était pas contagieux du tout, je vous en réponds, et il criait hystériquement de volupté, comme une amoureuse.

Quand sa joie était finie et qu’il fallait s’éloigner de tout combat, rien, non rien, ne pourrait donner une idée de la tristesse du malheureux qu’on entendait pleurer sourdement tout le long des nuits. Il sortait de lui comme une fleur noire, une sombre tubéreuse de mélancolie qui nous asphyxiait…

Très doux, d’ailleurs, aussitôt qu’on ne voyait plus le Prussien, bonhomme de spectre et soldat excellent qui ne murmurait jamais, on acceptait par miséricorde autant que par crainte l’oppression morale et physique de sa redoutable présence. Au fait, il n’était pas encombrant et passait des heures, immobile, assis par terre, le front penché vers ses genoux rapprochés et la face perdue dans le creux de ses deux bras.

Un de ses compatriotes expliqua qu’il avait été un très brave homme de bourgeois cultivateur, aimant sa femme et sa fille comme un bonze fanatique aime ses idoles, et qu’étant désormais devenu lui-même un fantôme, il conversait familièrement avec leurs fantômes.