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BOILEAU.

Mais qui pourroit compter le nombre de haillons,
De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,
De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,
Dont la femme, aux bons jours, composoit sa parure ?
Décrirai-je ses bas en trente endroits percés,
Ses souliers grimaçans, vingt fois rapetassés,
Ses coiffes d’où pendoit au bout d’une ficelle
Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu’elle[1] ?
Peindrai-je son jupon bigarré de latin,
Qu’ensemble composoient trois thèses de satin ;
Présent qu’en un procès sur certain privilège
Firent à son mari les régens d’un collège,
Et qui, sur cette jupe, à maint rieur encor
Derrière elle faisoit lire Argumentabor ?
DeMais peut-être j’invente une fable frivole.
Démens donc tout Paris, qui, prenant la parole,
Sur ce sujet encor de bons témoins pourvu,
Tout prêt à le prouver, te dira : Je l’ai vu ;
Vingt ans j’ai vu ce couple, uni d’un même vice,
À tous mes habitans montrer que l’avarice
Peut faire dans les biens trouver la pauvreté,
Et nous réduire à pis que la mendicité.
Des voleurs, qui chez eux pleins d’espérance entrèrent,
De cette triste vie enfin les délivrèrent :
Digne et funeste fruit du nœud le plus affreux
Dont l’hymen ait jamais uni deux malheureux[2] !
DoCe récit passe un peu l’ordinaire mesure :

  1. La plupart des femmes portaient alors un masque de velours noir quand elles sortaient.
  2. Tardier et sa femme furent assassinés dans leur maison, sur le quai des Orfèvres, le 24 août 1645, par René et François Touchet frères, qui, arrêtés dans cette même maison, furent rompus vifs trois jours après. Quelques jours avant leur crime, le roi avait ordonné au premier président Lamoignon de faire informer contre le lieutenant criminel Tardieu, soupçonné de malversations.