Page:Boileau - Œuvres poétiques, édition 1872.djvu/297

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Est-il quelque talent que l’argent ne me donne ?
C’est ainsi qu’en son cœur ce financier raisonne.
Mais pour moi, que l’éclat ne sauroit décevoir,
Qui mets au rang des biens l’esprit et le savoir,
J’estime autant Patru[1], même dans l’indigence,
Qu’un commis engraissé des malheurs de la France.
Non que je sois du goût de ce sage insensé[2]
Qui, d’un argent commode esclave embarrassé,
Jeta tout dans la mer pour crier : « Je suis libre. »
De la droite raison je sens mieux l’équilibre ;
Mais je tiens qu’ici-bas, sans faire tant d’apprêts,
La vertu se contente et vit à peu de frais.
Pourquoi donc s’égarer en des projets si vagues ?
PoCe que j’avance ici, crois-moi, cher Guilleragues,
Ton ami dès l’enfance ainsi l’a pratiqué.
Mon père, soixante ans au travail appliqué,
En mourant me laissa, pour rouler et pour vivre,
Un revenu léger, et son exemple à suivre.
Mais bientôt amoureux d’un plus noble métier,
Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffier,
Pouvant charger mon bras d’une utile liasse,
J’allai loin du palais errer sur le Parnasse.
La famille en pâlit, et vit en frémissant
Dans la poudre du greffe un poëte naissant[3] :
On vit avec horreur une muse effrénée
Dormir chez un greffier la grasse matinée.
Dès lors à la richesse il fallut renoncer :
Ne pouvant l’acquérir, j’appris à m’en passer ;
Et surtout redoutant la basse servitude,

  1. Fameux avocat et le meilleur grammairien de son siècle. (B.)
  2. Ce trait est attribué à Cratès, philosophe cynique.
  3. La famille de Boileau, dont presque tous les membres avaient été greffiers, voyait en effet avec déplaisir Boileau quitter la robe pour prendre la plume.