Page:Boileau - Œuvres poétiques, édition 1872.djvu/334

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Mais perdez cette erreur dont l’appât vous amorce.
Le temps n’est plus, mes vers, où ma muse en sa force[1],
Du Parnasse françois formant les nourrissons,
De si riches couleurs habilloit ses leçons[2] ;
Quand mon esprit, poussé d’un courroux légitime,
Vint devant la raison plaider contre la rime[3] ;
À tout le genre humain sut faire le procès[4],
Et s’attaqua soi-même avec tant de succès[5].
Alors il n’étoit point de lecteur si sauvage
Qui ne se déridât en lisant mon ouvrage,
Et qui, pour s’égayer, souvent dans ses discours,
D’un mot pris en mes vers n’empruntât le secours.
D’Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
Sur mes faux cheveux blancs déjà toute chenue[6],
A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesans,
Onze lustres complets, surchargés de trois ans[7],
Cessez de présumer dans vos folles pensées,
Mes vers, de voir en foule à vos rimes glacées
Courir, l’argent en main, les lecteurs empressés ;
Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés :
Dans peu vous allez voir vos froides rêveries
Du public exciter les justes moqueries ;
Et leur auteur, jadis à Régnier préféré,
A Pinchêne, à Linière, à Perrin comparé.
Vous aurez beau crier : « Ô vieillesse ennemie !
« N’a-t-il donc tant vécu que pour cette infamie[8] ? »

  1. Boileau passe ici en revue ses principaux écrits.
  2. Allusion à l’Art poétique.
  3. — à la Satire II adressée à Molière.
  4. — aux Satires IV et VIII.
  5. — à la Satire IX.
  6. L’auteur avait pris perruque.
  7. Cinquante-huit ans ; mais il en avait réellement cinquante-neuf en 1695.
  8. Premiers vers du monologue de don Diègue dans le Cid.