Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/16

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dont il tenait à conserver l’estime ; c’est par elles, quand le forum était muet, comme au temps de César, qu’on essayait de former une sorte d’opinion commune dans un public restreint. Aujourd’hui les journaux se sont emparés de ce rôle, la vie politique leur appartient ; et, comme ils sont incomparablement plus commodes, plus rapides, plus répandus, ils ont fait perdre aux correspondances un de leurs principaux aliments.

Il est vrai qu’il leur reste les affaires privées ; et l’on est tenté de croire d’abord que cette matière est inépuisable et qu’avec les sentiments et les affections de mille natures qui remplissent notre vie intérieure, elles seront toujours assez riches. Je crois cependant que même ces correspondances intimes, où il n’est question que de nos affections et de nos sentiments, deviennent tous les jours plus courtes et moins intéressantes. Ces commerces agréables et assidus, qui tenaient tant de place dans la vie d’autrefois, tendent presque à disparaître de la nôtre On dirait que, par un hasard étrange, la facilité même et la rapidité des relations, qui auraient dû leur donner plus d’animation, leur aient nui. Autrefois, quand la poste n’existait pas, ou qu’elle était réservée, comme chez les Romains, à porter les ordres de l’empereur, on était forcé de profiter des occasions ou d’envoyer les lettres par un esclave. C’était alors une affaire d’écrire. On ne voulait pas que le messager fît un voyage inutile ; on faisait les lettres plus longues, plus complètes, pour n’être pas forcé de les recommencer trop souvent ; sans y songer, on les soignait davantage, par cette importance naturelle qu’on met aux choses qui coûtent plus et qui sont moins faciles. Même au temps de Mme de Sévigné, quand les ordinaires ne partaient qu’une ou deux fois par semaine, écrire était encore une chose grave, à laquelle on donnait tous ses soins. La mère, éloignée de sa fille, n’avait pas plus tôt fait partir sa lettre