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UNE FAMILLE PENDANT LA GUERRE.

placé sur le break de famille qui avait servi à tant de joyeuses promenades ; ce break avait été tendu de noir, et c’était le pauvre brave François qui avait appelé à lui tout son courage pour monter sur le siège où il avait enseigné à son jeune maître à conduire. Jusque-là il avait fait bonne contenance, mais quand il vit venir à lui ce flot d’hommes, si cruels sans le savoir dans leur joie victorieuse, il perdit tout autre sentiment que celui de sa souffrance de cœur et, détournant brusquement ses chevaux à gauche, de manière à ne plus voir l’escadron prussien, il les arrêta sur le bord de la chaussée.

L’officier passa, superbe, le poing sur la hanche, son grand sabre battant les lianes de son cheval ; ses hommes causaient et riaient toujours ; pourtant eux regardèrent et sentirent la tristesse de cette foule. Peut-être comprirent-ils quel était son deuil en apercevant l’épée et les épaulettes posées sur le drap noir, et le mouvement d’André qui s’était jeté devant sa mère et la faisait détourner pour lui épargner leur vue. Quoi qu’il en soit, le sourire s’effaça de leurs lèvres, le silence se lit et les derniers rangs même saluèrent gravement.

Ce fut alors que des larmes amères inondèrent en dépit de tous ses efforts le visage d’André. M. de Vineuil, lui, n’avait ni baissé ni détourné les yeux ; le vieux soldat n’avait point de malédictions même pour les vainqueurs ; il subissait leur présence comme