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CHAPITRE V.

Telle est le célèbre fée Mélusine, moitié femme, moitié serpent, qui avait bâti, croyait-on, le château de Lusignan, et à qui les familles illustres de Rohan, de Luxembourg et de Sassenage faisaient remonter leur généalogie[1].

Telle est encore notre fée d’Argouges et de Rânes, dont l’histoire, moins ancienne sans doute, est aussi moins répandue. Voici ce que la tradition en rapporte : Un seigneur d’Argouges, près de Bayeux, étant à la chasse, fit la rencontre d’une troupe de vingt femmes d’une rare beauté, toutes montées sur des chevaux blancs comme la neige. Une d’entre elles paraissait leur reine, et le seigneur d’Argouges en devint si subitement amoureux, qu’il lui offrit aussitôt de l’épouser. Cette dame était fée ; depuis long-temps elle protégeait, en secret, le sire d’Argouges ; même, elle lui avait fait remporter la victoire, dans un combat qu’il avait livré à un terrible géant. Comme elle aimait son protégé, elle voulut bien consentir à accepter sa foi, mais sous la condition expresse qu’il ne prononcerait jamais devant elle le nom de la Mort. Ce n’était pas une exigence à faire reculer un amoureux aussi passionné que le sire d’Argouges. Le mariage eut lieu sous les plus doux auspices ; de beaux enfants, qui naquirent de leur union, vinrent bientôt augmenter la joie des deux époux. Le sire d’Argouges s’observait si bien, qu’après plusieurs années de bonheur, le mot désastreux ne s’était pas encore échappé de sa bouche. Aurait-on cru, hélas ! que cette félicité, soigneusement veillée, dût s’évanouir par la plus triviale des fatalités : la redite d’une locution familière ? Un jour que les deux époux devaient assister à un tournoi, la dame, occupée à sa toilette, se faisait trop attendre ; elle parut enfin ! Mais le sire d’Argouges, qui dévorait depuis long-temps son impatience, ne put modérer tout d’abord l’expression de son dépit. « Belle dame, dit-il à sa femme en l’apercevant, seriez bonne à aller chercher la mort, car vous

  1. Bullet, Mythologie française, Dissertation sur Mélusine, p. 9.