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MAGASIN THEATRAL.

RAPHAËL. C’est vrai.

GASPARDO. Silence ! voici Catarina !… partez.

PIÉTRO. Et quand nous reverrons-nous ?

GASPARDO. Avant une heure, à la taverne.

PIÉTRO. C’est dit. (A Catarina qui vient d’entrer.) Bonne nuit, Catarina ; que Dieu vous garde !

CATARINA. Vous partez déjà ?

RAPHAËL. Il le faut, il est tard… que la madone vous protège, Catarina ; bonne nuit.

CATARINA. Bonne nuit.

(Ils sortent.)

SCENE V.

GASPARDO, CATARINA.

GASPARDO, réfléchissant. On a vu le gouverneur rôder auprès d’ici ?… qui l’y amène ?… Dis-moi, femme !…

CATARINA. Que veux-tu, mon ami ?

GASPARDO. Depuis le jour où cet accident a conduit ici le gouverneur… il n’y est jamais revenu, n’est-ce pas ?

CATARINA, précipitamment. Jamais !…

GASPARDO. Ainsi, tu ne l’as jamais revu ?

CATARINA, à part. Est-ce qu’il soupçonnerait ?…

GASPARDO. Dis…

CATARINA. Je ne l’ai jamais revu.

GASPARDO. C’est peut-être le seul homme qui t’ait vue, sans se dire : Qu’elle est belle !… Et j’en remercie Dieu, car… s’il t’avait dit cela… mais, n’y songeons pas.

CATARINA. Son empressement n’aurait fait qu’exciter mon mépris.

GASPARDO. Oh ! je n’ai jamais douté de toi, Catarina… toi ! ma foi ! ma vie ! Mais l’amour de cet homme est une passion brutale qui a pour complices l’anathème et la violence, et contre laquelle la vertu ne peut rien… N’a-t-il pas cruellement enlevé la sœur de Piétro, qui gardait à Raphaël son ame et sa beauté ?… n’a-t-il pas désolé vingt familles ?… Être aimée de lui, Catarina, c’est être condamnée… Depuis quelques jours, on l’a vu près d’ici… malheur à la femme qui l’y amène !… ou plutôt, malheur à lui !

CATARINA, à part. Mon Dieu ! que me préparez-vous ?

GASPARDO, l’observant. Que penses-tu, femme ?

CATARINA. Je pense, Gaspardo, que si j’étais en butte à la passion du gouverneur, moi, qui dois conserver à la fois la pureté de l’épouse et de la mère, je pense que je me souviendrais que ton stylet est suspendu à ce mur, et que je défendrais ton honneur, comme tu défendrais ma vie.

GASPARDO, souriant. Bonne Catarina !… mais il te tuerait !

CATARINA. Mieux vaudrait te laisser veuf que déshonoré.

GASPARDO. Et ton petit enfant ?

CATARINA. Le ciel ne l’abandonnerait pas… et d’ailleurs les chagrins d’une mère flétrie, désespérée, n’empoisonneraient-ils pas ses jours d’enfance, ses plaisirs de jeune homme ?… Mieux vaudrait pour lui n’avoir jamais connu la sienne… Il y a, Gaspardo, des liens entre les époux, que la mort seule doit briser.

GASPARDO. Que tu mérites bien tout l’amour que peut contenir le cœur d’un homme !… Que tu es belle !… Si le gouverneur t’approchait !…

CATARINA. Dieu nous gardera d’un si grand malheur, tant que tu seras près de moi, Gaspardo… éloignons ces tristes idées… (Approchant un escabeau.) Asseyons-nous près l’un de l’autre… et parlons de notre enfant… de son avenir…

GASPARDO. Raphaël et Piétro m’attendent à la taverne ; il est l’heure, je vais partir.

CATARINA. Je t’en prie, Gaspardo, ne me quitte pas ce soir…

GASPARDO. Et pourquoi ?…

CATARINA. Cette révolte des condottières a mis sur pied tous les gens du guet… sois prudent, ne sors pas.

GASPARDO. S’ils viennent à moi, je leur dirai : L’on m’avait enfermé dans le marché pendant l’action… que me voulez-vous ?… Va, ne sois pas inquiète… je reviendrai bientôt.

CATARINA. Ne me quitte pas, Gaspardo… je suis souffrante.

GASPARDO. Tu l’es toujours quand je veux sortir.

CATARINA. C’est que mes nuits sont si longues… et puis… (pleurant) je souffre d’être toujours seule, abandonnée…

GASPARDO. C’est ça… pleure, maintenant… pleure ; c’est toujours la même chose chaque fois que je vais à la taverne… tu pleures… moi que ça attriste… je souffre là-bas, tandis que tu te chagrines ici… c’est aujourd’hui comme hier… ce sera demain comme aujourd’hui… ça ne peut pas changer… eh bien ! que la volonté de Dieu soit faite… il faut bien que