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jacques et marie

nous y avons tous mis la main, et quand on est huit grands garçons, aiguillonnés par une bonne sœur, la seule qui nous soit restée, une entreprise aussi agréable est bientôt accomplie. La laiterie, l’étable, la grange et quelques autres petites choses de ce genre là se sont élevées sans que nous nous en soyons aperçus. Puis papa a mis sa vieille Dragone à l’écurie, bien disposée, malgré ses dix-sept ans, à élever un joli poulin, dès le printemps suivant ; Pierre a mis une vache à l’étable ; Alexis une autre ; François sa torre blanche, la plus belle de sa cour ; Ptit-Toine a peuplé le poulailler d’une douzaine de ses polonaises ; et comme il fallait un coq, j’ai prêté le mien jusqu’à la seconde génération ; j’ai conduit en même temps à la bergerie un couple de moutonnes avec la laine, ce qui, avec les dix que Marie avait déjà, fait monter son troupeau à douze têtes ; sans compter une treizième, qui est noire et qui porte des cornes, que Jean a bien voulu ajouter depuis, disant à Marie « que c’était pour lui faire un mauvais nombre. »

— Comme, depuis quelques années, il nous est défendu de vendre nos animaux et nos produits hors de chez nous, il nous a été facile d’en faire une bonne part à notre chère fermière, car il nous en reste toujours plus qu’il n’est nécessaire ; ensuite, nous avons pensé que tout ça amuserait peut-être la pauvre sœur, qui, je dois l’avouer, commençait depuis quelque temps à réfléchir un peu trop et à changer aussi.

C’est le jour de sa naissance, il y aura deux ans après demain, que Marie a pris possession de son bien. Tout le village était à la fête : tu sais comme tout le monde l’aime notre sœur ; des enfants lui avaient fait une grosse gerbe de fleurs qu’ils vinrent lui présenter au milieu des feux de joie. C’est ce soir-là qu’elle a étrenné le banc rouge. Elle était assise au milieu, entre mon père et ma mère, quand les enfants apportèrent leur bouquet. Pauvre Marie ! tout le monde était dans la joie autour d’elle et pour elle, mais il me semblait que de temps en temps il y avait des larmes dans son sourire ; elle regardait son vieux banc, qui était bien rempli de parents et d’amis, mais je crois qu’elle y trouvait encore du vide !…

Comme la surveillance de tout ce bien eut été une trop forte tâche pour une fille, elle a mis la veuve Trahan dans sa maison. L’honnête femme, aidée de ses deux garçons qui commencent à être grandets, tient les bêtes en bon état, les bâtiments en ordre et nous lui aidons à faire les récoltes en saisons. Marie se contente d’aller à la ferme, tous les jours, un peu : elle compte ses œufs, fait son beurre, embrasse les agneaux blancs en leur donnant du lait, flatte la joue du dernier poulin de la vieille Dragonne, et elle