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jacques et marie

embrocher dans un jet de jeune bois, par Wagontaga (c’était le nom du sauvage,) trois canards que celui-ci avait tués le matin même, puis il l’installa près du foyer, comme tournebroche. Pour lui, il se chargea du rôle délicat de premier cuisinier. Armé d’une tige, comme celle du sauvage, il tenait suspendu au-dessus de la volaille un morceau de lard taillé dans le gras, qui avait survécu à plusieurs assauts ; et pendant que les palmipèdes décrivaient dans la flamme le mouvement diurne de la terre, le porc en se fondant faisait descendre dessus une rosée bienfaisante. P’tit Toine et le Micmac, qui ne se comprenaient bien que par leur appétit réciproque et leurs signes les plus expressifs, trouvaient inutile de faire la conversation. Tout entiers à leur œuvre, assis de chaque côté du feu, appuyés sur le sol de la main qui ne leur servait pas, ils tenaient les yeux fixés sur leur déjeûner qui commençait à poindre, avec une intensité d’attention qui témoignait de leur grand intérêt : je crois même que sous l’ardeur de ce double regard, le lard se fondait plus vite et les canards jaunissaient davantage.

Je connais des femmes qui disent que quand elles ont mis seulement le nez à leur cuisine avant le dîner, elles ne peuvent plus toucher aux fritures, même du bout des lèvres, sans éprouver un sentiment de dégoût profond. Je puis assurer qu’il n’en fut pas ainsi pour P’tit Toine et Wagontaga.

G’ost un principe en gastronomie de servir le gibier un peu cru, pour mieux goûter le fumet, qui court toujours le risque de s’évaporer dans une cuisson un peu prolongée. Je ne sais pas si nos cuisiniers connaissaient cet axiome, mais ils se gardèrent bien de le mépriser dans cette circonstance. Le juste à point fut constaté à l’aide du couteau de poche de P’tit Toine, qui, après l’avoir plongé dans la poitrine de l’un des oiseaux, le fit glisser sur sa langue dans toute sa longueur. Il n’était pas arrivé au bout de la lame que le sauvage avait déjà compris, à l’expression de son compagnon que le rôle du tournebroche était passé et que celui du convive commençait ; il fit faire aussitôt aux oiseaux, pour les sortir du feu, un tour si rapide au bout de son bras, que P’tit Toine en éprouva une crise nerveuse : il crut, dans son effroi, que les canards reprenaient leur vol vers leur élément favori : heureusement que le Micmac n’y tenait pas plus que lui-même.

L’on sait avec quelle voracité ces indigènes se repaissent quand ils ont été quelque temps à jeun. À peine Wagontaga eut-il jeté sa brochée sur une écorce de bouleau qu’il avait là toute prête, qu’il prit un des canards par les pattes, et le saisissant à l’épaule avec son croc de sanglier, il l’écartela comme on eut fait autrefois