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souvenir d’un peuple dispersé

visage dans leurs mains pour recevoir la mort. Lui-même, serré dans les rangs de cette masse d’hommes stupéfiés par l’effroi, pouvait à peine se mouvoir : pour se dégager de leur étreinte et ranimer leur courage, il frappa sur eux à grands coups d’épée. Mais rien ne put maîtriser leur épouvante. Le ton de son commandement, l’éclat que faisait son épée en s’agitant au-dessus de la foule, me le firent d’abord reconnaître pour le chef, au milieu de l’ombre dont les autres l’environnaient. C’est lui que je cherchais : c’est sur lui que ma vengeance voulait surtout se satisfaire.

Je m’ouvris d’abord une voie pour le rejoindre, en abattant sous mes pieds six de ses soldats. Mais lui pouvait m’atteindre de plus loin, et il m’attendit l’épée levée, prête à me pourfendre. Je n’avais plus qu’un effort à faire pour l’atteindre quand je vis son arme tracer un éclair au-dessus de moi ; je mis ma lame en travers sur ma tête, elle fit glisser la sienne, le coup alla porter sur un autre fuyard qui me barrait encore le chemin et le fit culbuter. Je bondis par-dessus, j’enlaçai l’officier à la taille, le pressant dans mes bras comme une gerbe sous le lien ; je l’enlevai du milieu des siens et le fis rouler sous moi à dix pas de distance. À peine avait-il touché la terre qu’il fit un affreux gémissement en se cambrant en arrière, et je sentis un flot de sang inonder mon visage. Mon coutelas était entré jusqu’à la garde au-dessous de son épaule et ressortait sur sa poitrine. Je repoussai ma victime, j’étais déjà satisfait. Mais Wagontaga arrivait en cet instant. Apercevant ma figure toute sanglante et ne sachant pas comment j’avais frappé mon adversaire, il me crut blessé ; il se précipita sur le cadavre encore agité de l’Anglais, le perça deux fois au cœur, puis il le saisit ensuite par les cheveux, fit tourner son couteau autour du front et de la nuque, et d’un effort de poignet dépouilla complètement le crâne. C’est cette belle chevelure blonde que vous voyez là suspendue au milieu de sa ceinture.

— Comment ! s’écrièrent ensemble les deux Landry, mais c’était donc le frère de M. Georges Gordon !… Il était blond comme notre lieutenant, et c’est bien ainsi, et dans cette expédition qu’il a péri… ; Voilà qui n’assure pas ton repos à Grand-Pré, mon pauvre Jacques…

À cette exclamation de ses deux amis, Jacques ne put cacher un mouvement de surprise ni retenir les mots suivants : — Quoi ! c’était là le frère de votre bon monsieur George ! Il donna même une inflexion toute particulière à sa voix en articulant ces dernières paroles, puis son expression revêtit une nuance d’inquiétude bien