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souvenir d’un peuple dispersé

comme des tuyaux d’orgue, c’étaient André et Wagontaga ; Antoine reposait bien aussi, mais il avait des cauchemars ; quoiqu’il eût passé le bras de Jacques autour de son cou pour être plus en sûreté, cela n’empêcha pas qu’il se vît à tout instant dévoré par des monstres tous plus hideux les uns que les autres.

Jacques seul ne put fermer les yeux. Une agitation fiévreuse s’était emparée de son esprit ; ses sens se regimbaient contre les accablements de la fatigue et du sommeil ; il sentait déjà le bonheur, qui lui avait souri pendant un instant, s’éloigner de lui.

On a pu remarquer, vers la fin de la conversation, une fluctuation singulière dans ses sentiments, des contrastes heurtés, une exaltation extraordinaire. André s’en était aperçu, et il avait tout attribué aux impressions variées du retour ; mais d’autres causes étaient au fond des émotions de Jacques ; un incident, purement fortuit, venait de produire une émotion soudaine dans son esprit : en voici l’histoire.

Après le combat du Coudiac, Wagontaga, en fouillant dans les habits du commandant anglais, trouva plusieurs papiers qu’il passa à Jacques. Celui-ci parcourut attentivement ces divers écrits, croyant y trouver quelques renseignements utiles à son gouvernement, mais la plupart étaient insignifiants ; une lettre seulement le frappa, c’était celle que George avait écrite à son frère après le dîner qu’il avait pris chez Marie. La lecture de cette pièce bouffonne l’amusa d’abord. — Tiens, dit-il, les filles de mon village qui invitent les officiers à dîner… qui leur donnent des bouquets, et s’amusent à leur tourner la tête !… Il faut qu’elles soient bien changées depuis mon départ. Mettons ceci en réserve ; si jamais je retourne à Grand-Pré, je serai curieux de connaître celle de mes compatriotes qui donne de si beaux exemples, ainsi que ce monsieur Coridon qui fait le Français et se sent des inclinations si peu naturelles à sa race. Coridon, c’est là un singulier nom pour un Anglais !… — Et là-dessus, il mit le chiffon dans sa poche sans plus y songer. Comme on ne traduisait pas les Églogues de Virgile, à Grand-Pré, du temps de Jacques, il n’avait pas compris la plaisanterie de George, et il crut tout simplement que ce monsieur Coridon était un esquire de la plus élégante espèce. De sorte que lorsque André lui parla de son bon monsieur George, il n’y fit d’abord que peu d’attention ; mais quand son ami s’écria qu’il avait tué le frère du lieutenant, alors il se prit à penser que le berger Coridon et George Gordon pourraient bien avoir des relations très-intimes, s’ils n’étaient pas le même individu, ce qui fit naître en lui quelques craintes, assez naturelles, chez un amant absent depuis si long-