Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
146
jacques et marie

venait de quitter et la nappe pâle de la rivière, un groupe de personnes dont quelques-unes étaient à cheval. Dans son premier transport, l’heureux garçon fit retentir l’air d’une exclamation stridente ; les échos avaient à peine répondu, qu’une décharge d’armes à feu répandit une vive lumière dans cette scène nocturne. Jacques sentit sa torche échapper de ses mains, des balles sifflèrent tout autour de lui, et il distingua, à l’éclair de l’explosion, une troupe de soldats anglais. Son premier mouvement fut de voler au secours d’Antoine, qui venait de pousser un cri déchirant. Dégainant son coutelas, il courut en avant, à tout hasard ; les ténèbres lui paraissaient impénétrables depuis la disparition de sa lumière. Dans sa course, il vint tomber dans les rangs ennemis, qu’il croyait plus éloignés.

C’est en vain qu’il fit des efforts inouïs pour se dégager de leurs mains : il frappa d’abord de grands coups, mais sa lame, ndirigée à l’aveugle, vint heurter un objet résistable et vola en éclats enflammés. Il ne lui restait plus que ses poings désarmés pour défendre sa vie. Mais les Anglais étaient nombreux ; leurs yeux, plus habitués à l’obscurité, les servaient mieux. En un instant, il se vit enlacé de toute part par vingt bras qui paralysèrent toutes ses forces et l’écrasèrent sur le sol. Il sentit alors la chaleur de son sang qui ruisselait sur sa poitrine par une large blessure, mais ce qu’il sentit surtout, c’est qu’il avait perdu pour jamais la liberté. Accablé sous la masse de ceux qu’il avait entraînés avec lui, il rugit comme le lion du désert que l’étreinte du piège vient d’arrêter dans son élan. — Prisonnier !… murmura-t-il entre ses dents qui grinçaient de rage… prisonnier ! au moment d’arriver… pour une femme inconstante… peut-être… probablement… prisonnier de ses amis les Anglais !….

Après ces paroles, il lui vint un moment de stupeur glacée, comme en ont les forcenés avant les accès de leur furie ; les soldats en profitèrent pour lui lier les mains derrière le dos, et l’attacher ensuite à une longue entrave qui servait à retenir ensemble plusieurs autres malheureux. Il ne sortit de cette crise affreuse qu’au moment où un homme de l’escorte lui administra dans le dos un grand coup de crosse de fusil, pour l’avertir qu’il lui fallait marcher et obéir désormais à d’autres maîtres.

Tout ceci s’était passé si précipitamment que Jacques n’avait pas eu le temps d’analyser les causes de son nouveau malheur ; il s’était senti comme le jouet d’un événement mystérieux, dont les Anglais, son cauchemar, conduisaient la trame infernale. Pourquoi traitait-on ainsi des hommes qui pouvaient être des amis, des concitoyens !… Antoine et André étaient en réalité tout cela. D’où