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souvenir d’un peuple dispersé

n’était pas mort empoisonné : car c’était alors un préjugé universellement répandu que ceux qui mangeaient de la chaire humaine devaient en mourir. La rumeur que le père Landry avait donné sa fille au lieutenant pour échapper au malheur commun, prit aussi une telle consistance que personne n’en douta davantage ; et il est aussi certain que Marie ne rentra pas dans sa chambre sans avoir entendu la révélation des secrets de la voisine. Sa mère tenait trop à lui faire comprendre l’inutilité du retour de Jacques sur ses destinées futures, pour ne pas la prévenir du sort de son cruel fiancé. Elle pensait qu’après le coup terrible qu’il avait porté à sa fille, la nouvelle de cette exécution ne pouvait pas lui causer plus de mal. Quoiqu’il en soit, elle reçut cette confidence, qu’elle pressentait d’ailleurs, sans désespoir apparent : soit qu’elle fit un effort suprême pour cacher son émotion à ses parents, soit qu’il y eut chez elle impossibilité de souffrir davantage, on ne vit sur sa figure qu’une contraction fugitive.


XIII

Marie n’avait jamais parlé à ses parents de la lettre qu’elle avaitreçue de George, par laquelle le lieutenant sollicitait sa main.

On se rappelle qu’elle l’avait reçue quelques jours seulement avant la proclamation de Winslow, et que George l’avait écrite au milieu d’une grande agitation, à la suite d’une réunion du conseil militaire qui avait décidé du sort des Acadiens. Son premier mouvement en la lisant avait été d’y répondre de suite, et de repousser une proposition incompatible avec ses inclinations, ses sentiments et ses liaisons précédentes ; elle aurait voulu ne laisser à l’officier aucun instant d’espoir. Mais en relisant cette lettre, elle se ravisa ; elle lui parut d’abord un peu prématurée de la part d’un homme d’esprit et d’expérience.

— Il me semble, pensa-t-elle en rougissant beaucoup, que je ne lui ai pas encore donné le droit de mettre les bancs à l’église… Quelle hâte, quelle impatience inexplicable ! Je ne suis pas assaillie par les prétendants… il y a longtemps que je les éloigne avec la chère ombre de Jacques, et celui-ci n’a pas fait dire au lieutenant qu’il était près de son retour ; j’espère que j’en saurai quelque chose avant les Anglais ; pauvre Jacques !… Et puis que veulent dire ces phrases qui ont la prétention d’expliquer la précocité