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souvenir d’un peuple dispersé

dans les bras de sa sœur ; nous allions le chercher et il venait nous chercher aussi ; nous lui avons parlé de toi, de ta petite maison, de tes troupeaux, de tes économies, de tes grosses ventes à monsieur George… mais j’ai faim…

— Oui, mais paraissait-il heureux… content, gai ? parlait-il de moi ?

— Dam, il riait, il pleurait, il disait des choses en l’air comme tous ceux qui reviennent au pays, pour y retrouver une jolie fille, qui les attend en larmoyant beaucoup trop, avec des beaux yeux comme ceux-là… mais j’ai faim !…

— Tu es bien sûr, frère, tu ne te trompes pas, il n’était pas inquiet… triste ?…

— Peut-être un peu, de temps en temps, à la fin de la veillée, quand il parlait des Anglais… (il ne les aime pas, Marie, nos Anglais). Durant la nuit, je crois qu’il n’a pas dormi : je couchais près de lui, et je ne dormais pas non plus, mais je faisais le mort, tant j’avais de frayeur de son sauvage ; je le vis donc se lever, s’approcher près du feu et lire une lettre… et ça m’a semblé lui donner une diable d’humeur ; il fit bien du mouvement, réveilla le Micmac et nous força tous de nous remettre en route. Mais, petite Marie, j’ai faim ! j’ai faim ! j’ai faim ! Si tu veux que je parle, donne-moi d’abord de quoi me faire vivre quelques instants, j’écrase… j’expire… je suis mort !

En effet, le pauvre enfant était rendu, il chancelait, et c’était avec effort qu’il avait pu jeter pèle-mêle ces quelques phrases. Malgré qu’elles fussent pour sa sœur autant d’énigmes dont elle brûlait de connaître le sens, elle ne put pas résister davantage à sa prière, et elle alla lui chercher de suite quelque chose à gruger, en lui faisant signe du doigt de rester bien tranquille dans sa chambre.

En entendant parler de lettre, Marie avait tressailli, son front s’était ridé ; elle avait semblé chercher dans sa mémoire les traces d’un souvenir perdu ; mais le besoin pressant de son frère ne lui permit pas de s’arrêter pour le moment à de plus longues réflexions. Elle courut recueillir dans les buffets ce qu’elle crut le plus convenable à l’appétit de Ptit-Toine, et elle revint aussitôt, les bras chargés, s’assoir devant lui.

Le pauvre garçon ne se fit pas longtemps prier pour se servir… il usa de ses deux mains, comprenant sans peine, après la rude expérience qu’il venait de faire de la vie des bois, le sans-gêne de Wagontaga.

Sa sœur le regarda durant un instant avec satisfaction, lui laissant le loisir de se réconforter un peu avant de l’accabler de