Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/181

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
souvenir d’un peuple dispersé

sacrifice accepté en commun, à cette harmonie de leurs sentiments unis dans le malheur, dans le devoir, unis au bord de l’abîme, dans ce pur embrassement qui devait être la dernière caresse du foyer.

Mais le père vint à penser qu’il ne se considérait plus libre, que l’honneur ne lui permettait pas de rester dans sa maison ; il s’arracha donc doucement des bras de sa femme et de son enfant, leur disant, en les pressant encore une fois sur son cœur :

— Je vois que j’abuse d’un bonheur qui m’avait été prêté, seulement à de certaines conditions que je n’ai pas remplies… il faut nous séparer.

— Mais vous pourriez peut-être attendre un ordre, cher père : ces conditions ne vous ont pas été exprimées, et votre élargissement est illimité.

— Non, ma fille. Il faut apprendre à ceux qui ne connaissent pas les voies de la justice et de la probité, que les obligations dictées par l’honnêteté et la conscience s’accomplissent sans commandement. Un vieillard impuissant comme moi, prisonnier, n’a que ce moyen de faire respecter l’honneur des siens… D’ailleurs, je ne voudrais pas laisser aux malheureux qui nous environnent, à mes amis, à mes autres enfants qui souffrent dans l’église, le soupçon injurieux que nous négocions ici une affaire indigne de toi, de moi, du dernier Acadien de Grand-Pré. C’est assez longtemps avoir paru insulter à une infortune respectable, s’être montré chancelant entre la faiblesse et le courage ; il faut finir les inquiétudes des honnêtes gens qui nous considèrent et qui nous aiment. Et puis, je sens que si je restais plus longtemps dans vos bras, je me trouverais plus irrésolu à l’heure du départ. Adieu !… je ne vous reverrai probablement qu’au jour de l’embarquement… Vous allez être encore seules… Recueillez toutes vos forces ; quand elles vous manqueront, priez Dieu ; il ne sera pas sourd à tant de voix qui pleurent et montent vers lui !

En achevant ces mots, le vieillard avait ouvert la porte ; sa femme s’était laissée cheoir dans la bergère pour cacher ses sanglots, mais Marie retenait toujours le bras de son père.

— Mais que veux-tu faire, pauvre enfant ?…

— Vous suivre jusqu’à l’église.

— Mais tu es si faible, tu as tant souffert !…

— Non, non, père, je suis forte à présent, je suis délivrée d’un poids si pesant ! je pourrais marcher jusqu’au bout de l’Amérique avec vous ! je pourrais même vous soutenir ; voyez… laissez-moi faire jusqu’à l’église.