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souvenir d’un peuple dispersé

que quelques femmes ; la journée promettait d’être fructueuse. Le tour de l’église vint, et il paraît que dans son impatience d’y mettre le feu, un officier courut avec son détachement y porter ses brandons, sans attendre d’ordres supérieurs. Ils en furent bien punis. À peine jouissaient-ils du plaisir de voir la flamme envelopper le monument sacré, qu’une troupe de trois cents hommes fondit sur eux. C’étaient des Acadiens et des Sauvages. Ces braves gens, réfugiés derrière la lisière de la forêt, avaient pu laisser consumer leurs toits ; mais porter des mains sacrilèges sur la maison de Dieu, c’était un crime qu’ils ne pouvaient permettre. Ils tombèrent donc avec une telle violence sur leurs ennemis, qu’ils les dispersèrent après en avoir tué et blessé un certain nombre, ce qui termina les dévastations de l’incendie pour le reste de la journée.

Celui qui écrivait ces détails à Winslow terminait ainsi sa lettre : « Ici, nous demeurons dans une grande inquiétude, craignant qu’un sort semblable ne vous soit réservé ; car vous vous trouvez au milieu d’une bande nombreuse et diabolique. »

Dieu ne voulut pas donner raison à ces frayeurs en infligeant à d’autres le châtiment qu’ils méritaient. Ce premier succès de la résistance ne fit, au contraire, qu’aggraver la situation des Acadiens, en doublant la fureur de leurs tyrans et en leur inspirant des terreurs imaginaires. Ils étaient maintenant aveuglés par cette excitation que donne le mal que l’on fait ; le crime à son enthousiasme, et la peur rend plus cruel. Toutes les lettres qui arrivaient au quartier-général avaient une nuance de sombre inquiétude ; ce peuple victime pesait à la conscience de ses persécuteurs. On ne voyait surgir partout que des mains vengeresses ; et d’où pouvaient-elles venir… à moins que Dieu ne fit descendre celles de sa justice ? Ce n’est que du côté de la frontière française que les fugitifs pouvaient recevoir quelque secours et des armes, mais cette frontière étroite était gardée par deux forts, et la mer était aux Anglais ; partout ailleurs les Acadiens étaient dispersés, sans point de ralliement, sans moyens de défense, sans pain, presque sans vêtements ; et ceux que l’on avait saisis ne songeaient plus qu’à la résignation et à la prière.

Le commandant d’Annapolis demandait du renfort pour réduire à la raison, disait-il, « cent chefs de familles qui s’étaient réfugiés dans les bois avec leurs lits !… » Pour les pousser dans les vaisseaux qui devaient les emporter, sans leurs femmes et leurs enfants, il est probable que cet homme usa d’une cruauté telle, que ces malheureux ne purent s’empêcher de résister avec désespoir. C’est ce que laisse croire une lettre subséquente de Murray, datée de