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jacques et marie

Passequid, où il était allé après l’arrestation des habitants de Grand-Pré, pour saisir ceux qui n’avaient pas obéi à la proclamation de Winslow. Lui aussi était inquiet !…

Voici cette lettre, adressée à son colonel :

« Cher Monsieur, j’ai reçu la vôtre, etc… et je suis très-heureux d’apprendre que les choses sont dans un si bon état à Grand-Pré, et que les pauvres diables sont si résignés : ici, ils sont plus patients que j’aurais pu le prévoir dans les circonstances où ils se trouvent. Quand je songe à ce qui est arrivé à Annapolis, j’appréhende le moment où il faudra les pousser dedans ; je crains qu’il n’y ait quelque difficulté à les réunir ; et, vous le savez, nos soldats les détestent ; s’ils peuvent trouver seulement un prétexte pour les tuer, ils le feront. Je suis réellement heureux de penser que votre camp est bien sûr (une bonne prison pour les habitants, comme disent les Français). J’ai hâte de voir arriver le moment où les pauvres misérables seront embarqués, et nos comptes réglés ; alors, je me donnerai le plaisir d’aller vous voir et de boire à leur bon voyage !… etc…

A. Murray.

Winslow sentit donc la nécessité de presser les préparatifs du départ, afin de pouvoir prêter main forte à ses lieutenants. Il n’y avait encore à la côte que cinq vaisseaux de transport ; cela suffisait à peine à loger la moitié des prisonniers de Grand Pré. Il fut résolu de faire le plus tôt possible le chargement de ces navires en attendant d’autres voiles ; une fois entassés dans les pontons, on avait au moins la certitude que ces malheureux ne pourraient plus inspirer de craintes. Le colonel fixa donc au 10 ce premier embarquement, et il fit avertir les prisonniers de s’y préparer.

Ce fut alors qu’on permit à quelques-uns des chefs de famille d’aller passer un jour dans leur maison pour aider les femmes à faire les provisions de l’exil. Dix seulement devaient s’absenter à la fois, et ils étaient choisis par le suffrage des autres captifs, qui répondaient sur leur tête du retour de ces élus du malheur. Ce choix, dicté par la pitié, se fesait nécessairement en faveur des vieillards, pères de plusieurs générations. Mais combien purent jouir d’un bonheur si parcimonieusement distribué, durant les deux ou trois jours qui leur restaient à passer à Grand-Pré ?… Dix, vingt… et peut-être dix autres ; encore j’en doute, car le jour du départ, personne ne dut sortir de prison ; il fallut, sans doute, être tout entier à l’organisation de l’embarquement. Il y en a qui restaient plus près, et ceux-là revinrent plus tôt pour faire à d’autres une petite part de leur faveur. Mais plusieurs devaient aller