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jacques et marie

son retour, repasser devant la maison des Landry… Jacques redoutait cette épreuve plus que toute autre.

L’atmosphère était pesante et la nuit obscure comme au soir du départ de 1749. La pluie menaçait ; on n’entendait pas un souffle de vent ; le son mat du tambour et le bruit cadencé des pas de la troupe couraient plus loin sous ce ciel chargé. Les femmes, prévenues d’avance de l’heure de l’exécution, avaient éteint les lumière de leurs demeures, par un instinct singulier de leur frayeur, comme si elles eussent craint d’être criminelles en éclairant ce convoi du supplice, comme si elles eussent voulu prendre d’avance le deuil de celui qui allait être injustement exécuté. Cependant, leur curiosité les portait malgré elles aux carreaux de leurs fenêtres, et la lueur passagère des flambeaux révélait leur présence dans l’ombre épaisse de leurs habitations. C’était quelque chose de bien sinistre à voir que tous ces visages pâles et stupéfiés, groupés comme des images de mortes dans ces tableaux de nuit !

Le moment vint bientôt de défiler devant la maison des Landry. Jacques et le lieutenant sentaient également le froid gagner le foyer de leur vie. Ni l’un ni l’autre n’osaient détourner le regard, pour s’assurer si quelqu’un de la famille n’était pas là, comme ailleurs, pour les regarder passer. On devine le motif de cette crainte chez George : il redoutait les yeux vengeurs de Marie pendant qu’il conduisait son fiancé à la mort, sans consolation, comme il l’avait dit ; quant à Jacques, il aurait voulu ignorer la présence ou l’absence de Marie… S’il l’eût vue, froide spectatrice de son convoi funèbre, il aurait été tenté de la maudire ; s’il ne l’eût pas aperçue, il l’aurait encore accusée… et dans ce moment il voulait garder la paix de son âme. Et c’était une bonne inspiration du ciel… car personne ne se tenait penché sur les châssis de cette demeure, pour le voir s’acheminer vers la mort. Cependant, malgré ses bonnes résolutions, Jacques ne put s’empêcher de le constater d’un coup d’inil ; mais il fut plus fort qu’il ne l’avait prévu, et au lieu de jeter sur ce toit des paroles de malédiction, ses lèvres murmurèrent ces quelques mots, pendant que ses yeux se reportèrent vers le ciel :

— Mon Dieu, vous pardonnez, vous, aux cœurs qui faiblissent comme aux accusateurs injustes… et vous seul pouvez savoir quand les hommes sont coupables… Et puis, vous entourez notre vie de terribles mystères !… c’est sans doute pour nous conduire malgré nous dans les voies de votre Providence… Eh ! bien, soyez-en béni !

Après vingt minutes de marche, la troupe se trouva sur le ter-