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souvenir d’un peuple dispersé

mandant aux jeunes gens de s’avancer seuls du côté des vaisseaux :

— Il faut que vous montiez à bord avant vos parents.

Tous se récrièrent :

— Non, non ! nous ne voulons pas partir sans eux !… Nous ne bougerons pas à moins qu’ils ne nous suivent !… Pourquoi nous séparer ?… Nous sommes prêts à obéir, mais avec eux… Nos parents ! nos parents !…

En même temps ils se retournèrent pour aller se confondre dans les rangs de ceux-ci. Mais ce cri de leurs entrailles avait été prévu, et ils trouvèrent derrière eux une barrière de soldats qu’ils ne purent enfoncer, et devant laquelle ils s’arrêtèrent, protestant toujours avec la même fermeté. Butler cria à ses gens de marcher sur eux et de les pousser à la pointe de leurs armes. Ces hommes n’attendaient qu’un ordre semblable pour satisfaire leur haine. Ils s’élancèrent donc, dirigeant des faisceaux de baïonnettes vers ces poitrines trop pleines d’amour, contre ces bras levés vers le ciel, sans armes, et qui ne demandaient qu’un embrassement paternel ! Le sang de ces enfants coula devant leurs mères, devant leurs vieux parents qui leur tendaient aussi les bras, mais qui, voyant pourquoi on les blessait, les prièrent de s’en aller sans eux, sans s’inquiéter d’eux…

Ils furent bien obligés d’obéir ; ils n’avaient d’autre alternative que celle de se faire massacrer sous les yeux de ceux qu’ils aimaient. Ils tournèrent la face du côté de la mer et s’avancèrent au mouvement rapide que leur imprimait les armes que les troupiers tenaient toujours fixées sur leurs reins.

Mais bientôt leur marche précipitée se ralentit, on les laissa respirer. On vit que c’était se lasser inutilement que de poursuivre ainsi des gens soumis. Leur acte n’avait pas été une révolte inspirée par la colère, mais le premier mouvement de cœurs qu’on vient de briser : maintenant, dépouillés du dernier bien de leur vie, de la seule consolation qu’ils pouvaient apporter dans leur exil, la société et l’affection de leurs parents, ils ne faisaient entendre aucune menace, aucune imprécation ; ils souffraient seulement, beaucoup, mais sans faiblesse, comme des hommes chrétiens savent souffrir.

Ce qu’ils firent dans ce moment, en s’en allant vers le rivage, quand l’ordre se fut rétabli dans leurs rangs, on ne le croirait pas si l’historien de la Nouvelle-Écosse ne l’avait pas raconté !… Pendant que leurs pères les regardaient s’éloigner en les bénissant, que leurs mères, que leurs jeunes épouses, que leurs fiancées leur jetaient des paroles d’amour et d’adieu, au milieu de leurs sanglots,