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souvenir d’un peuple dispersé

le couper et le mettre à l’abri ; puis, soigner quatre enfants, pour une pauvre femme presque toujours toute seule, tout ça ne laisse pas le temps de voisiner, ni d’être malade, allez !… et avec ça mon pauvre mari qui est à la guerre depuis le mois d’avril ! Ah ! quand ça finira-t-il, cette guerre-là ?… Mon Dieu ! qu’est-ce que j’allions devenir ?… Vous qui venez de ces endroits, dites-donc, comment ça va-t-il ? J’avons entendu de ce côté-là comme des coups de canon, et les petits enfants qui sont allés ces jours-ci près du chemin de St. Jean pour voir s’ils ne verraient pas venir leur père, m’ont dit qu’ils avaient vu passer beaucoup de soldats.

— Rouges comme des pavots ! cria l’aîné de la bande.

— Ici, continua la mère, je n’voyons passer que des lièvres.

— Les Anglais ont le dessus, brave femme, le pays est à eux.

— Mon doux Jésus ! ils vont donc encore nous brûler, nous chasser !…

— Non pas ; cette fois, M. de Vaudreuil nous a abandonnés à condition que nous soyons bien traités ; ainsi, calmez-vous, la guerre est terminée, et vous reverrez bientôt votre mari. Dans quel corps était-il ?

— Dans celui du commandant Pouchot.

— Oh ! oh ! fit Jacques, alors c’était un brave ; — mais, poursuivit-il à part, il doit laisser une pauvre veuve.

— Vous l’avez connu ? dit la femme avec un certain orgueil…

— Non, mais ils étaient tous comme leur chef, dans ce bataillon là. Allons, adieu, bonne femme ; prenez courage ! Où croyez-vous que je trouverai les autres Hébert ?

— Au-delà des Boudreau, des Dupuis, des Bourgeois… vous pouvez vous informer quand vous arriverez à ce chemin que je vous ai dit, où a dû passer not’Père ; vous n’avez d’ici là qu’à suivre la rivière.

— Ce n’est pas moins un inconvénient, dit Jacques en s’éloignant avec son compagnon, d’avoir eu des aïeux qui ont su si bien multiplier leur nom.

— C’est vrai, répondit Wagontaga ; mais s’ils n’avaient pas tant eu d’enfants, il ne te resterait plus l’espoir de retrouver tes parents, mon chef, et ce nouveau voyage serait encore perdu.

— Oui, mais il est bien cruel, Wagontaga, de voir si souvent cet espoir trompé ; combien de fois, en apprenant que quelqu’un portait mon nom, ai-je demandé vainement s’il était de ma famille !… combien souvent mon cœur a palpité pour ce qui n’était qu’une illusion !… et aujourd’hui, si je suis encore frustré dans mon attente,