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le mystérieux monsieur de l’aigle

Quelqu’un qui eut pu renseigner Mme d’Artois sur les agissements de Claude de L’Aigle, et qui l’eut fait pour rien, c’était Séverin Rocques.

Séverin n’avait pas voulu laisser seul Zenon Lassève, dans le temps des « fêtes » ; il avait donc remis sa visite chez sa tante Lefranc, à l’été. Or, un bon matin, les deux hommes, (Zenon et Séverin) avaient quitté la Pointe Saint-André, en voiture, en route pour la Rivière-du-Loup, car Séverin partait pour Montréal où il avait affaire ; il se proposait d’arrêter à Lévis, à son voyage de retour.

Étant arrivé à la gare de la Rivière-du-Loup un peu en retard, Séverin était accouru au guichet, acheter un billet de seconde classe pour Montréal.

— Car, disait-il souvent à qui voulait l’entendre, pourquoi prendrais-je un billet de première, quand je voyage, puisque je passe tout mon temps dans le wagon de deuxième classe, à fumer ?

Comme Séverin allait sauter dans le train, il aperçut Claude de L’Aigle, accompagné d’un homme portant sa valise ; il se dirigeait vers le Pullman. Séverin eut pu lui parler, lui dire un « bonjour », en passant ; mais le mari de Magdalena lui en avait toujours imposé quelque peu. Le brave garçon se disait (bien à tort assurément) qu’il n’était que toléré, à L’Aire, à cause de Zenon Lassève… Et puis, s’il eut adressé la parole à M. de L’Aigle, celui-ci se serait cru obligé probablement de lui offrir un siège dans le wagon de luxe, ce qui eut beaucoup embarrassé l’humble villageois de Saint-André.

Arrivé à Lévis, Séverin prit passage à bord du traversier, pour Québec, en même temps que Claude ; mais, pas plus qu’à la gare de la Rivière-du-Loup, ce dernier ne le vit.

À la gare de Québec, l’après-midi de ce même jour, Séverin vit, encore une fois, le propriétaire de L’Aire, qui, lui aussi, prenait le train.

— Nous voyageons de compagnie, M. de L’Aigle et moi, à ce qu’il paraît ! se disait-il en souriant. Je présume qu’il se rend à Montréal, lui aussi.

Le lendemain, dans une des principales rues de la ville, Séverin aperçut, de nouveau, Claude, sans que celui-ci le vit. Séverin remarqua que Claude avait l’air préoccupé.

— Ma foi ! se dit-il, moitié riant, c’est comme un sort ! J’aperçois M. de L’Aigle, à tout propos, sans qu’il me voie, lui… C’est quelque peu… curieux l’effet que ces rencontres me font… Ne dirait-on pas que je le poursuis, cet homme… que je le… surveille… que je le… guette ? Ah ! Bah ! Suis-je ridicule un peu ! Dans tous les cas, il va retourner à Saint-André aujourd’hui ou demain le plus tard probablement ; il n’est jamais longtemps absent de L’Aire… Eh ! bien, pour dire le vrai, je ne serai pas fâché de constater qu’il est retourné chez lui… Sans que je puisse m’expliquer pourquoi, il me semble qu’il y a quelque chose de… de… sinistre dans ces rencontres d’un homme qui est tout à fait inconscient de ma présence ainsi… C’est comme si je rencontrais un… un revenant… une… ombre, ou, du moins, un être étrange ; oui, étrange, car, on dirait que ce n’est pas le même personnage M. de L’Aigle de L’Aire et le M. de L’Aigle qui se promène, seul et préoccupé, dans les rues de la ville… Mais, tiens ! Je ne peux pas définir au juste l’impression que je ressens à l’égard du mari de Magdalena ; tout ce que je sais, c’est que j’ai hâte qu’il retourne chez lui et que j’en aie fini de le voir à tout bout d’champ ainsi !

Mais il n’en avait pas fini ; il s’en manquait de beaucoup !

Lorsque Claude revint chez lui, après avoir été absent six jours, sa femme lui fit, comme toujours, une chaleureuse réception. Le temps lui avait paru bien long. Il avait plu continuellement et elle avait été portée au spleen. Ce fut donc une joie pour elle de revoir son mari.

Installée dans la bibliothèque, après le dîner, le soir du retour de Claude et alors que celui-ci dépouillait son courrier, Magdalena demanda soudain :

— Claude, est-ce à Québec ou à Montréal que tu es allé ?

Mme d’Artois leva les yeux de sur son tricot et regarda fixement Claude de L’Aigle. Elle le vit rougir légèrement et elle remarqua que sa réponse était un peu lente à venir ; il se demandait, probablement, s’il allait dire la vérité ou non.

— Je suis allé à Montréal, ma chérie, répondit-il.

— Tu m’avais dit…

— Oui, je sais. Un télégramme, reçu le soir même de mon arrivée à la Rivière-du-Loup, m’annonçait que l’assemblée du Club Astronomique aurait lieu à Montréal, plutôt qu’à Québec.

— Mais, Claude, fit Magdalena, s’il était arrivé quelque chose ici, comment aurais-je pu t’en avertir ? Te croyant à Québec, j’aurais adressé un télégramme à l’hôtel L… de cette ville, où nous nous retirons toujours.

— C’est vrai, tu as raison, chère enfant… Je n’avais pas pensé à cela. Une autre fois, si pareille chose arrivait, je t’en avertirais immédiatement. Je te demande bien pardon d’avoir agi si sottement, Magdalena.

— Oh ! Il n’y a rien à pardonner, cher Claude, puisqu’il n’y a eu, heureusement, aucune occasion de t’envoyer un message, fit la jeune femme en souriant. N’en parlons plus.

Évidemment, Magdalena ajoutait foi aux explications de son mari.

— Tant mieux ! Oh ! Tant mieux ! se disait Mme d’Artois. Quant à moi, je suis positive d’une chose ; c’est que M. de L’Aigle vient de mentir… Il y a certainement quelque chose de fort mystérieux dans la vie de cet homme… Si au moins, Magdalena peut continuer à avoir en lui une confiance aussi entière… Car, le jour où elle soupçonnera son mari de la tromper, ou de lui cacher quelque chose, elle en sera infiniment malheureuse… Eh ! bien, je veillerai… et je la protégerai, la pauvre petite, si jamais il y a lieu !

Dix jours plus tard, Séverin Rocques revenait à La Hutte, à la grande joie de Zenon Lassève, qui s’était beaucoup ennuyé de son com-