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le mystérieux monsieur de l’aigle

il pas malheur ? Elle devint si pâle, que Zenon, qui lisait Magdalena comme un livre, comprit bien ce qu’elle venait de ressentir, et il lui saisit le bras, craignant qu’elle ne s’évanouît.

Enfin, le prêtre prononça les derniers mots liant les époux l’un à l’autre. Le registre fut signé ensuite ; Magdalena Carlin n’existait plus tout de bon, cette fois ; elle était devenue Magdalena de L’Aigle.

À dix heures, ce soir-là, Zenon disait adieu aux nouveaux époux, à bord du navire qui allait les transporter en Europe. Le lendemain, il retournait à Saint-André.

— Ciel ! que va être ma vie, maintenant que Magdalena m’a quitté ? se demandait-il, au moment où il quittait le train, à la Rivière-du-Loup, le lendemain soir. Oh ! La chère petite ! ajouta-t-il, parlant haut cette fois, sans même s’en apercevoir. Puisse-t-elle être heureuse cette pauvre Magdalena !

— Amen ! fit une voix près de lui.

— Séverin ! s’écria Zenon. Vous êtes venu me chercher ?

— J’ai pensé que vous préféreriez coucher à La Hutte ce soir, plutôt qu’à la Rivière-du-Loup, M. Lassève, répondit Séverin.

— Certes ! Quoique ça ne sera pas gai La Hutte, sans Magdalena, n’est-ce, pas Séverin ?

— Il va falloir essayer de nous faire une raison, voyez-vous, M. Lassève.

— C’est vrai… Mais, Séverin, combien triste eût été mon retour à La Hutte ce soir, si j’eusse été seul ! Dieu vous bénisse, mon ami, d’avoir eu l’idée de venir avec nous !

Les deux hommes parlèrent de Magdalena tout le long du chemin, de la Rivière-du-Loup à la Pointe Saint-André.

— La chère enfant ! fit Séverin, comme on approchait de La Hutte. Dieu fasse qu’elle soit heureuse toujours !

Et ce fut au tour de Zenon de répondre :

— Amen !

Fin de la troisième partie.


Quatrième Partie

L’OMBRE DE L’ÉCHAFAUD

I

LA COMPAGNE.

Dans un modeste quartier de la ville de Montréal, un homme se promenait. Il marchait lentement, car la chaleur était suffocante. De temps à autre, il s’arrêtait, regardait les numéros des maisons, consultait un calepin, puis continuait son chemin en soupirant. Cet homme était grand (il devait mesurer près de six pieds) ; il portait toute sa barbe, qui avait dû grisonner avant le temps. Dans un habit bleu-marin, acheté tout fait mais lui seyant bien, il paraissait… ce qu’il était incontestablement : un homme de la campagne, venu à la ville pour affaires.

— Pouf ! qu’il fait chaud ! s’écria-t-il soudain, en s’épongeant le front avec son mouchoir. Comment des êtres humains peuvent-ils… cuire, dans pareille fournaise et n’en pas mourir ? Allons ! reprit-il. Je devrais approcher du numéro que je cherche… 167… 169… 171… C’est plus loin beaucoup plus loin, puisque je veux le numéro 243… Pourquoi n’ai-je pas pris une voiture aussi ! Je n’y ai pas pensé, voilà ! Par chez-nous, les distances ne nous embarrassent guère… Mais ici… et par cette chaleur !

Il enleva son chapeau, comme pour exposer son front à la brise… absente… De la brise ? Pauvre homme ! Il s’était, pour un instant, fait l’illusion d’être « par chez lui », sans doute… On devinait qu’il était habitué aux larges horizons, aux brises rafraîchissantes passant à travers les paysages isolés.

— Non ! s’exclama-t-il tout-à-coup. Me voilà dans les 200 enfin ! Je commence à croire que je finirai par arriver à destination… 225… 227… Je brûle, comme ça se dit, par chez-nous, lorsqu’on joue à certains jeux de société… 239… 241… 243… C’est ici ! Mais non, je me trompe ! Celle que je cherche ne peut pas habiter une si belle maison ; c’est impossible ! Une maison en pierres de taille ! Bah ! Elle est trop pauvre pour se payer pareil luxe, bien sûr ! Pourtant… C’est assurément le numéro 243 qui est écrit sur mon calepin…

Il retira un calepin de la poche de son habit et le consulta de nouveau. 243… C’est bien cela ! Hormis que je ne sois plus sur la bonne rue ? Je vais aller voir, au coin ; le nom de la rue est sur un poteau.

Il s’achemina vers le poteau en question et s’assura qu’il était vraiment là où l’adresse l’indiquait.

— C’est curieux, tout de même ! reprit-il. Le numéro 243 est une maison de riches, tandis que celle que je cherche gagne péniblement sa vie à donner des leçons de musique, à cinquante sous le cachet… Que faire ? Dois-je sonner à cette porte et m’informer ? Je serai peut-être mal reçu…

Avec l’inexpérience d’un campagnard n’ayant que très rarement affaires à la ville, il ignorait que, parfois, les façades en pierres de taille cachent de grandes misères… Il ne savait pas que, plus souvent qu’autrement, ces riches façades recèlent des chambres pauvres et obscures dans lesquelles vivent misérablement des malheureux, des miséreux même.

Domptant un reste d’hésitation, l’homme dont nous nous occupons pour le moment, résolut de sonner au numéro 243. On prit beaucoup de temps à se décider à ouvrir ; mais enfin, il entendit des pas lents, un bruit de savates traînant sur le plancher, puis la porte fut ouverte par une femme en kimono, la concierge, évidemment, qui lui demanda d’une voix assez rude :

— Eh ! bien ? Qu’est-ce qu’il y a pour vous ?

— Pardon, Madame, dit l’homme de la campagne. Je vois bien que je me suis trompé de maison. Pardon ! Excusez ! répéta-t-il, en faisant un pas en arrière.

— Qui est-ce que vous cherchez ? demanda la femme, Si ce n’est pas trop indiscret de vous le demander…

— Je cherche une madame d’Artois.

Mme d’Artois ? La maîtresse de musique ?