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le mystérieux monsieur de l’aigle

ma vie, avait-elle affirmé, et j’en ai vu plus d’une ».

Pietro disait, à qui voulait l’entendre, que « la dame » s’y connaissait en chevaux ; c’était tout dire, n’est-ce pas ? Elle n’avait pas craint d’offrir des pommes et des morceaux de sucre, dans sa main, à Lucifer et Inferno ; elle avait, aussi, beaucoup admiré Albinos ; de plus, elle avait dit à Pietro qu’il tenait les écuries de L’Aire comme des salons.

Quant à Rosine… Eh ! bien, Rosine ne jurait plus que par Mme d’Artois ; en retour, celle-ci aimait beaucoup la jeune fille de chambre. Rosine possédait une bonne et solide instruction et Mme d’Artois n’avait pas tardé à constater la chose. Elle aurait pu remplir les fonctions de secrétaire, tout aussi bien qu’Euphémie Cotonnier, car Rosine avait gradué dans un des meilleurs couvents de la ville de Québec et elle pouvait montrer des diplômes attestant ses capacités.

— Alors, Rosine, avait demandé Mme d’Artois, pourquoi avez-vous accepté une position aussi humble que celle de fille de chambre ?

— Parce que, voyez-vous, Madame, je ne pouvais pas attendre la chance de trouver autre chose ; il me fallait travailler tout de suite. Ma mère est une invalide depuis trois ans, et j’ai un frère de quinze ans qui est infirme, trop infirme pour pouvoir gagner sa vie jamais. Ils sont en pension tous deux, ma mère et mon pauvre frère, et cette pension il faut qu’elle soit payée. J’ai trouvé une position ici et je me suis hâtée de la prendre. Je retire un bon salaire ; il y a près de deux ans que je suis à L’Aire.

— Vous êtes une noble enfant, Rosine ! s’était écrié Mme d’Artois. Je vous aime bien.

— Et moi, Madame !… Il n’y a rien au monde que je ne serais prête à faire pour vous ! s’exclama Rosine.

— Votre affection m’est précieuse, chère enfant ; mais, si vous voulez me la prouver réellement, vous serez toute dévouée à Mme de L’Aigle.

— Je le serai, je le jure !

— Vous l’aimerez tant, aussi !… Je connais Mme de L’Aigle depuis qu’elle était enfant ; elle possède de belles et grandes qualités, et puis, elle est si douce, si bonne !

— Je suis toute disposée à aimer Mme de L’Aigle, assura la jeune fille.

Le lendemain de l’arrivée de Mme d’Artois à L’Aire, lorsqu’elle se leva, vers les huit heures du matin, ses yeux étaient cerclés de noir, sa démarche était fatiguée ; il était évident qu’elle n’avait pas dormi de la nuit. Après le déjeuner, ayant rencontré Rosine dans un corridor, elle lui dit :

— Venez donc me trouver, à la bibliothèque, dans un quart d’heure ; j’ai à vous parler.

— Certainement, Madame ! répondit Rosine. Je puis vous y suivre immédiatement, si vous le désirez.

— Venez, alors !

Mme d’Artois s’installa près de la table à écrire et, sans préambule, elle demanda :

— Vous m’avez dit, Rosine, que vous étiez à L’Aire depuis près de deux ans, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame. Il y aura deux ans, en septembre prochain, que je suis ici.

— Vous allez pouvoir me renseigner, j’en suis sûre, sur certaine… chose… qui m’intrigue fort…

— Qu’est-ce donc, Madame ?

— Vous pourrez m’expliquer facilement, sans doute, la provenance de ces pas furtifs qu’on entend, dans cette maison, la nuit ?… Vous le savez, Rosine, je couche seule sur le deuxième palier, puisqu’Eusèbe occupe une chambre au troisième, pendant l’absence de M. de L’Aigle. Or, la nuit dernière, j’ai distinctement entendu des pas dans le corridor, puis ensuite, dans l’alcôve faisant suite à ma chambre à coucher… Je n’ai pas dormi de la nuit. Pourtant, Dieu sait que je ne suis ni superstitieuse ni nerveuse !

— Oh ! Madame ! fit Rosine. Combien je regrette qu’une sorte de timidité de ma part m’ait empêchée de vous avertir, hier soir…

— M’avertir ? Mais… Que se passe-t-il dans cette maison, la nuit, Rosine ? Quelque chose d’étrange assurément !

— Non, non, Madame, croyez-le ! Il n’y a rien d’étrange ; seulement, quelque chose d’un peu hors de l’ordinaire ; voilà ! Ces bruits que vous avez entendus et que vous avez pris pour des pas furtifs, ce ne sont que les planchers qui craquent. La maison « travaille », voyez-vous ; le bois des planchers se « place », et c’est tout. M. de L’Aigle, trouvant, lui-même, ces bruits désagréables, a fait tout au monde pour y remédier ; il a été jusqu’à faire venir le meilleur architecte de la ville de Québec ; mais il n’y a rien à faire.

— C’est… C’est quelque peu… sinistre ces craquements des planchers, n’est-ce pas, Rosine ? dit Mme d’Artois.

— On finit par s’y habituer. Quant à moi, je n’en fais plus de cas. Quand on sait à quoi s’en tenir… Mais les étrangers devraient être avertis, et on les avertit… quand on y pense ; seulement, souvent, on oublie… Je me souviens, dans le temps des « fêtes », cette année, il y avait, en visite ici, M. Lassève de La Hutte et son neveu, M. Théo Lassève, un garçonnet d’une quinzaine d’années au plus…

— Ah ! fit Mme d’Artois. Ah ! Eh ! bien ?

— Je sais que M. Théo a eu bien peur des craquements du plancher, continua Rosine, quoiqu’il n’en ait pas soufflé mot à M. de L’Aigle. Mais je l’ai entendu aller et venir, dans sa chambre à coucher (celle que vous occupez maintenant, Mme d’Artois). Pauvre enfant ! Comme je le plaignais !

— Rosine, demanda soudain Mme d’Artois, que me répondriez-vous si je vous demandais de coucher dans ma chambre… pour quelques nuits au moins… jusqu’à ce que je me sois habituée aux bruits de cette maison. Il y a un canapé très confortable… Je coucherai sur le canapé et vous céderai mon lit…

— C’est entendu, Mme d’Artois, répondit la jeune fille ; je coucherai dans votre chambre, tant que M.  et Mme de L’Aigle ne seront pas de retour, si vous le désirez. Je me contenterai très bien du canapé et, vous n’en sauriez douter, je me considère bien heureuse de pouvoir vous rendre ce léger service !

— Merci, Rosine !… Il serait préférable que personne ne se douterait…