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Première partie

LA REINE DU ROCHER

CHAPITRE I

JEAN BAHR


— À la claire fontaine,
M’en allant promener,
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné.
Y a longtemps que je t’aime ;
Jamais je ne t’oublierai !


Cette chanson, chantée par une voix jeune et riche, flottait sur le golfe Saint-Laurent. Il était sept heures du soir ; mais déjà, à cette heure l’obscurité était complète. C’est qu’on était au commencement de novembre, en l’an 18… et, en ce mois, l’hiver commence dans les régions du golfe Saint-Laurent.


— Sur la plus haute branche
Le rossignol chantait…


continuait la voix. Certes, je l’ai dit plus haut, cette voix était jeune et riche ; mais on distinguait une certaine vibration dans ces accents… comme dans ceux d’un enfant qui chante dans l’obscurité… parce qu’il a peur…

Tout d’abord, disons que celui qui chantait ainsi, tout en naviguant sur le golfe Saint-Laurent, était un jeune homme de vingt-quatre ans, à peu près. Assis dans une baleinière, un chien berger à ses pieds, il maniait de fortes rames. Depuis la veille au soir, il voguait, égaré, sur le golfe, et la terre vers laquelle il se dirigeait, en ce moment, était loin encore, quoiqu’il s’en approchât assez rapidement.

Il pouvait être quatre heures de l’après-midi, quand le jeune homme avait aperçu un point presqu’imperceptible à l’horizon ; or, ce point presqu’imperceptible c’était le Rocher aux Oiseaux, faisant partie des Îles Madeleine, et c’est vers ces îles que le navigateur se dirigeait. Il fallait se hâter cependant ; il n’y avait pas un instant à perdre, s’il ne voulait pas que l’atterrissement fut impossible.

Depuis huit jours, le navire faisant le trajet entre les Îles Madeleine et l’Île du Prince Édouard était à son port d’hivernage, et aucun bateau, petit ou grand, ne devait plus, au cours de l’automne, se risquer sur cette partie du golfe Saint-Laurent, à cause des glaces qui se forment si rapidement, en cette saison, et qui menacent d’emprisonner les navigateurs trop aventureux.

L’hiver, les habitants des Îles de la Madeleine n’ont aucune communication avec la terre ferme (si l’on peut désigner du nom de terre ferme l’Île du Prince Édouard, par exemple). Les Madeleinais sont isolés, tout à fait isolés, l’hiver, sur leurs îles, comme s’ils étaient aux confins du monde. Depuis que le navire était retourné à son port d’attache, à l’Île du Prince Édouard, il y avait huit jours, les habitants des Îles Madeleine étaient résignés à rester sans nouvelles du reste du monde, jusqu’au printemps, quand reviendrait le navire. Pas une lettre, pas un journal ne pouvait leur parvenir. Durant tout le long hiver, les insulaires ne verraient pas un seul visage étranger. Car, les glaces ne forment jamais un pont solide sur lequel on pourrait s’aventurer. Le flux et le reflux se font trop sentir dans les régions des Îles Madeleine pour que la glace puisse se solidifier tout à fait. Ce ne sont que glaçons, flottant follement et sans direction connue d’avance ; sur ces glaçons flottants, seul, un insensé oserait se risquer.

Or, en ce soir de novembre 18…, les glaces flottantes étaient nombreuses déjà ; tellement nombreuses qu’elles menaçaient, à chaque instant, de se cimenter les unes aux autres, empêchant ainsi le jeune navigateur d’atteindre