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LE SPECTRE DU RAVIN

le port. À un moment donné, il dut se lever de son siège et regarder dans toutes les directions pour y chercher un passage.

Vers la droite, une sorte de chenal s’ouvrait ; mais, pour s’y aventurer, il fallait du courage… que dis-je ?… il fallait être, dans une situation désespérée plutôt. Ce chenal qui, aux yeux du jeune homme, semblait se continuer jusqu’à une des îles, ce chenal pouvait se refermer brusquement, écrasant le bateau et celui qui le montait. De pareilles catastrophes ne sont pas rares et notre ami le savait bien. Pourtant, il fallait que, cette nuit même, il atteignit l’île, car il était sans ressources ; ses provisions de bouche n’étaient pas encore épuisées, il est vrai, mais il commençait à connaître les angoisses de la soif. De plus, chaque heure, chaque instant, le danger devenait de plus en plus grand : des banquises accouraient littéralement du nord ; ces banquises semblaient parfois poursuivre la frêle embarcation qui voguait, seule, sur la dangereuse et perfide immensité.

— Foi de Jean Bahr, articula le jeune homme, ce chenal me paraît bien dangereux !… Pourtant, il faut que je m’y risque… Les Îles Madeleine sont à moins de dix milles, d’après mes calculs, et il faut que je les atteigne cette nuit ; sans quoi, je vais mourir de faim, de soif, et aussi de froid, ajouta-t-il, en s’enveloppant d’un « soroit », qu’il prit dans le fond de son bateau.

Les glaces, de chaque côté du chenal, étaient, pour le moment, immobiles. Ce chenal… combien il semblait facile de s’y aventurer !… Mais aussi, qu’elles sont traîtres les glaces !… À un moment donné, on dirait qu’elles se donnent le mot ; il se produit un bruit sec, allant se répéter de distance en distance, puis la glace se rompt tout à coup. Alors, cette masse compacte se disloque, elle se multiplie à l’infini, puis elle se met à valser, glissant, tournant en ronde, s’entrechoquant et partant ensuite en une course folle, entraînant et détruisant tout ce qu’elle rencontre sur son passage.

Jean Bahr savait tout cela, et c’est pourquoi il hésitait à se risquer dans le chenal… Cependant, il n’avait pas le choix, et après un moment d’hésitation, il donna quelques coups de rames et arriva ainsi à la tête du chenal.

Encouragé par la terre en vue, cette terre qu’il apercevait lorsqu’il jetait les yeux par-dessus son épaule, Jean maniait rapidement les rames. La glace, de chaque côté du chenal, demeurait immobile ; pas le moindre craquement n’indiquait qu’elle songeait à se disloquer. Encore deux heures à peu près de cette navigation et le jeune homme mettrait pied sur le sol. Combien il lui tardait de sentir un terrain solide sous ses pieds ! Combien il lui tardait surtout de pouvoir se désaltérer ! Boire !… Depuis des heures qu’il maniait les rames à force de bras et, bien que ce surcroît de travail l’eut rapproché du rivage, cela avait épuisé ses forces ; cela avait surtout augmenté sa soif. Devant ses yeux, souvent, depuis le matin, passaient des tableaux : il voyait des sources d’eaux cristallines, des ruisseaux clairs et limpides… L’eau l’entourait de toute part ; cependant, il ne pouvait en boire, car cette eau était salée…

— Que j’ai soif ! murmura-t-il, soudain. Pauvre Léo, ajouta-t-il, en s’adressant à son chien, toi aussi, tu as soif, hein, pauvre bête ?

L’eau du chenal était noire, noire comme de l’encre, par contraste à la glace qui l’entourait… elle était froide aussi… Peut-être quelques gouttes de ce liquide rafraîchiraient-elles son gosier en feu… Jean Bahr se penche, il prend de l’eau dans le creux de sa main et la porte à sa bouche ; mais aussitôt, une expression de dégoût se peint sur son visage, et vite il crache cette eau, qui lui donne des nausées.

Mais cette eau de mer eut pour effet d’augmenter sa soif et bientôt, il souffrit un véritable martyre. Cependant, il continuait à ramer, quoique des sueurs froides inondassent son front et son visage… Soudain, il fut pris d’un irrésistible sommeil… Les rames s’échappèrent de ses doigts… Aussitôt sa tête s’inclina sur sa poitrine… et il s’endormit…

Pendant combien de temps dormit-il ?… Il n’aurait pu le dire ; peut-être une heure, peut-être deux, peut-être seulement quelques minutes… Il s’éveilla brusquement : tout près de lui, et se répétant à l’infini, une sorte de fusillade venait d’éclater. Jean fut debout en un clin d’œil, et vite il comprit… La glace se rompait tout autour de lui et quelques glaçons avaient déjà envahi le chenal. C’était un malheur, un terrible malheur ; le bateau étant arrêté dans sa course, il n’atteindrait jamais le port…

Jean voulut saisir ses rames afin de repousser un glaçon qui accourait vers son bateau ; hélas ! elles flottaient beaucoup plus loin, presque à l’entrée du chenal… Le glaçon contre lequel Jean eût voulu se défendre était très plat ; il arriva à proximité de l’embarcation, passa dessous, et l’entraîna dans sa course…

Jean Bahr sentit que tout, pour lui, ici-bas, était fini… Le glaçon allait à une vitesse de dix milles à l’heure, l’entraînant vers la mer, l’immensité !… Une prière vint aux lèvres du jeune homme :

— Mon Dieu, protégez-moi !

Puis il se laissa tomber dans le fond de son embarcation, en récitant un acte de contrition, afin de se préparer à mourir.


CHAPITRE II

D’OÙ VENAIT JEAN BAHR


Jean Bahr, étendu dans le fond de sa baleinière, Léo couché à ses pieds, se sentait entraîné par le glaçon vers la haute mer…

La vie avait, pour lui, dit son dernier mot… En fin de compte, courte avait été sa vie : il n’avait que vingt-quatre ans…

Jean Bahr venait de loin, de très loin : d’un petit village, là-bas, non loin de la ville de Toronto. C’est là qu’il avait laissé sa sœur Louise, chez un de leurs oncles… Sa chère Louise ! Combien il lui en avait coûté de la quitter !… Mais, il avait fallu partir. Cependant, il se promettait bien de faire venir sa sœur, plus tard, si la chance le favorisait.

Jean avait le goût des aventures ; d’aventures extraordinaires il avait rêvé dès son bas âge ; ainsi, au lieu de voyager en wagon et en paquebot, comme le commun des mortels, il s’était