Page:Bourget - Drames de famille, Plon, 1900.djvu/341

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I

… Parmi mes souvenirs d’enfance, celui-là demeure le plus troublant de tous. Mon expérience de la vie l’éclaire aujourd’hui d’une lueur touchante, et le drame de cœur auquel j’ai assisté alors, sans tout à fait le comprendre, revêt pour moi, de par delà les années, une poésie de mystère, poignante et tragique. Mon imagination était pourtant bien éveillée déjà, en ces temps lointains, puisqu’elle m’a permis de sentir sur le moment même qu’il y avait là un mystère. Mais comment mon innocente rêverie d’écolier de treize ans aurait-elle pu aller jusqu’à la vérité de certaines émotions ? Je m’étonne moi-même d’avoir, malgré cette innocence, deviné ce que j’ai deviné. Et puis, pensant au singulier enfant que j’ai été, je me dis quelquefois que la nature donne, à ceux qu’elle destine à être des peintres des passions, comme un pouvoir prématuré d’intuition, comme un instinct de la douleur, en avance sur leur âge et sur leur propre pensée. J’avais donc treize ans, et j’habitais avec mon grand-père, l’ancien avocat, et avec ma grand’mère, qui s’étaient chargés de mon éducation d’orphelin, une petite ville du centre de la France. Je la vois, cette ville, comme si j’étais encore le garçonnet aux cheveux ras qui, quatre fois par jour, son cartable sur le dos, faisait avec son aïeul le chemin de